Émission Big Brother
- par Laurent Gervereau
La fin des années 90 a vu naître en Europe, un programme de télévision intitulé Big Brother. D'abord lancée aux Pays-Bas, cette formule d'émission a été reprise rapidement dans de nombreux pays : Belgique, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Portugal, Suède, Suisse, mais aussi Etats-Unis. Dans tous les cas, le dispositif est le suivant : des hommes et des femmes sont réunis dans une maison, qui n'est en fait qu'un studio aménagé. Derrière des miroirs sans tain, des caméras scrutent tous les faits et gestes des candidats. Ceux-ci vivent, se rapprochent, se disputent ou dorment. Mais, surtout, ils se parlent et donnent à voir leur caractère à des téléspectateurs qui les éliminent les uns après les autres par vote. Grand succès d'audience, cette émission a suscité de nombreux débats sur le voyeurisme télévisuel.
Un dispositif voyeuriste ?
Le panopticon de Jeremy Bentham était un dispositif carcéral, composé d'une tour centrale entourée d'un bâtiment circulaire divisé en cellules, qui permettait au surveillant d'observer les prisonniers, sans que ceux-ci sachent s'ils étaient observés ou non. Michel Foucault a montré combien cette faculté de voir sans être vu est un dispositif de pouvoir. D'un point de vue psychanalytique, cette asymétrie du regardeur et du regardé définit strictement le voyeurisme.
Le dispositif du studio de Big Brother, avec ses caméras dissimulées par des miroirs sans tain, forme une sorte de panopticon télévisuel.
Un terme hérité de la science fiction
L'expression " Big Brother " vient du roman 1984 d'Orwell. Dans cette œuvre, les citadins sont sans cesse surveillés dans leur appartement par des caméras invisibles, en sorte que leur comportement ou leurs mots peuvent être constamment épiés. Ce super-contrôle est un contrôle de l'espace privé par la puissance politique. Le héros de 1984 ne sait jamais s'il est observé ou non.
Une convergence redoutée
Cette peur va trouver naturellement son prolongement dans la montée de l'informatique, qui a toutes les propriétés nécessaires pour renouveler et pousser à sa limite le dispositif voyeuriste : invisibilité des processus de calculs et transmission à distance. On trouve la trace de cette angoisse dans le film de Jean-Luc Godard, Alphaville (1965). Big Brother devient l'instrument d'une convergence redoutée entre l'ordinateur et la télévision dans une cité sans âme.
Cette phobie de l'ordinateur - qui vaut à Alphaville de figurer sur un site " Fear " parmi les utopias, les dystopias et les paranoïas diverses d'aujourd'hui - est associée à une représentation de la ville comme corps, avec son cerveau central qui se substitue à la pensée des habitants, et sa périphérie, son œil qui voit tout par le réseau des caméras de surveillance.
La caméra apprivoisée
Un film comme Family viewing (Atom Egoyan, 1987) témoigne que dans les années 80, cette omniprésence des caméras et des écrans est domestiquée. Comme le dit Manuel Castells, l'écran de télévision y est " le cadre obligé de tout ce qui est communiqué à l'ensemble de la société " (et non plus le symbole de la non-communication comme chez Godard), les images se chassent les unes les autres en un véritable flux qui mêle aussi bien l'information que le divertissement, l'espace public (sous surveillance) que l'espace privé.
Les téléviseurs sont à la fois le lieu de l'éphémère (le direct), de la mémoire (les films de famille), de l'amnésie (le père du film d'Egoyan recouvre les images de son enfant par des vues intimes de sa femme), de la communication entre deux lieux (visiophone).
Nous ne sommes plus dans une société - réelle ou redoutée - à émetteur central, mais dans un système fondé sur un " réseau de communication multi-nodal et horizontal , formant ce que Castells appelle un " espace des flux ".
La réalité réduite à la vie
Dix ans après cet apprivoisement de l'informatique et des écrans par la fiction s'est développé un nouveau phénomène médiatique : les webcams. On se souvient du succès mondial de Jenny qui, la première, popularisa l'idée de mettre une caméra dans sa chambre à coucher. Des milliers d'internautes se sont connectées pour surprendre la jeune femme dans son intimité.
Si le dispositif semble voyeuriste, la jeune femme qui s'offre aux regards inconnus n'a pourtant rien à voir avec les prisonniers du panopticon ou de 1984. Alors que ceux-ci sont épiés par un pouvoir central qui les met dans une situation qu'ils n'ont pas souhaitée, Jenny a choisi de se donner à des regards tournés vers elle et de se constituer ainsi une périphérie dont elle est le centre d'attraction. Le dispositif est donc bien plus exhibitionniste que voyeuriste.
Introduction nos yeux ?
Aujourd'hui, des webcams sont installées partout dans le monde. A côté des caméras de surveillance, dans une certaine mesure voyeuristes, s'est mis en place tout un réseau de caméras visant à faire entrer des gens ou des lieux dans l'espace public. Ce dispositif d'exhibition est utilisé aussi bien par ceux qui veulent se faire connaître que par ceux qui organisent sciemment leur publicité. Rien de plus significatif à cet égard que cette webcam placée au cœur de news room de CNN. Le média télévision, dont la fonction première est de mettre le téléspectateur en relation avec le monde devient le monde lui-même, dont la chaîne est le centre.
Le fait d'être espionné n'est plus une angoisse, mais une revendication de ceux qui installent le dispositif. Alors que les employés de l'usine de Métropolis se sentaient persécutés par la caméra de surveillance du patron, les employés de Canal+, assimilés aux gens importants de " passage chez nous ", forment une communauté de célébrités qui n'ont rien à cacher et qui affichent leur transparence comme un argument de vente.
Une invention sans avenir ?
A la fin du XIXe, les Frères Lumière dirent du cinéma qu'ils venaient d'inventer que c'était une invention sans avenir. Et, de fait, si la fiction n'était venue lui insuffler un second souffle, les spectateurs se seraient sans doute lassés d'admirer la technologie de la reproduction visuelle. On pourrait en dire autant des webcams. Ceux qui l'ont découvert depuis plusieurs années n'ont sans doute plus le même émerveillement devant cette pénétration à distance de la sphère privée. La convergence avec les écrans de télévision a redonné vie à ce qui risquait de n'être qu'un dispositif sans avenir. A la fin du XIXe, les Frères Lumière dirent du cinéma qu'ils venaient d'inventer que c'était une invention sans avenir. Et, de fait, si la fiction n'était venue lui insuffler un second souffle, les spectateurs se seraient sans doute lassé d'admirer la technologie de la reproduction visuelle. On pourrait en dire autant des webcams. Ceux qui l'ont découvert depuis plusieurs années n'ont sans doute plus le même émerveillement devant cette pénétration à distance de la sphère privée. La convergence avec les écrans de télévision a redonné vie à ce qui risquait de n'être qu'un dispositif sans avenir.
Convergence de l'ordinateur et de la télévision
La convergence était d'autant plus facile que les studios, avec leurs murs de postes de télévision, ressemblent déjà beaucoup à des régies de surveillance du monde. Certaines chaînes poussent d'ailleurs à l'extrême cette parenté avec ce dispositif en braquant leurs caméras sur l'extérieur du bâtiment d'où elles diffusent. Ainsi, tout en écoutant les nouvelles du monde, le téléspectateur peut observer le temps qu'il fait dans sa ville, ou la circulation des grandes artères, avant de se lancer lui-même dans les rues.
Le goût de l'authentique
Le succès des diverses versions de Big Brother et de ses dérivés est d'avoir su tenir compte de l'aspect authentifiant du dispositif tout en y ajoutant une dimension ludique.
Depuis les années 80 et, surtout 90, malgré le succès apparent de la fiction, les chaînes de télévision promettent toujours plus de réel à leurs téléspectateurs. La fiction elle-même est souvent valorisée quand ses auteurs et ses acteurs proclament que le récit est " tiré d'une affaire vécue ". C'est dans ce cadre qu'ont surgi sur les écrans du monde entier, il y a une petite décennie, les reality based shows. L'Amour en danger (1993), par exemple, montrait un couple sur le point de se séparer et que l'émission devait rapprocher. Et l'on voyait l'homme et la femme rejouer des disputes ou revivre des moments forts de leur vie. Des sociologues virent dans ces programmes " La vie en direct ou les shows de l'authenticité " (Esprit n°1, 1993).
Selon Pierre Chambat et Alain Ehrenberg dans L'aboutissement d'un processus de libération du spectateur, la télévision aurait connu trois grandes phases : " 'la télévision des réalisateurs' considérait son public populaire comme une classe d'élèves, la télévision de délassement le voyait comme une foule de consommateurs dans un supermarché, la télévision de communication les traite comme un individu en difficulté " (P. Chambat et A. Ehrenberg, 1993 : 30).
Emportés par leur enthousiasme pour ces nouveaux produits télévisuels promus à grand fracas par les chaînes, les sociologues n'avaient guère pris le temps d'analyser la situation particulière dans laquelle le téléspectateur se trouvait placé. Qu'il s'agisse de retrouver un proche disparu (Perdu de vue), de comprendre le pourquoi du malaise d'un couple (L'Amour en danger) ou de mener une enquête (Témoin n°1), le téléspectateur se trouvait face à une énigme, avec ses " mystères " (le mot le plus utilisé par l'animateur). À la différence de la fiction télévisuelle, où le héros révèle la vérité, les reality shows conférait au téléspectateur le sentiment de jouer un rôle dans la solution des problèmes (grâce à son sens de l'observation ou à sa perspicacité).
...le goût de la fiction...
Tandis que les reality shows mettaient en spectacle la vie quotidienne, les sitcoms s'ingéniaient à singer la banalité de nos conversations et de nos actes. Une série comme Friends ne se déroule-t-elle pas sur les mêmes canapés que les nôtres, les mêmes bars que ceux où nous échangeons nos papotages. A la seule différence que les rires y ponctuent les conversations à espaces réguliers.
...un compromis entre réalité et fiction
Dans ce contexte, les divers avatars télévisuels de Big Brother (qui comportent les émissions de ce nom, mais aussi Expédition Robinson) apparaissent moins comme une rupture radicale que comme un compromis entre les inconvénients et les avantages des dispositifs précédents.
Le dispositif d'observation de la vie des candidats fait converger la webcam et le reality show. Le reality based show, parce qu'il postulait que les relations entre les " acteurs d'eux-mêmes " étaient la conséquence d'un problème d'ordre psychanalytique se transformait en une sorte d'enquête dont le téléspectateur était le témoin : aidé du psychanalyste et de l'animateur, il assistait à la révélation progressive et à l'élucidation d'un mystère. Les diverses formules de Big Brother conservent cette forme ludique : poussant à sa conséquence ultime le fonctionnement de l'audimat, les producteurs éliminent toute solution narrative ou tout protagoniste qui ne recueillent pas une majorité de suffrages.
Les avantages de la fiction...
A de rares exceptions, ces shows du quotidien ne sont pas retransmis in extenso. Les diverses versions d'Expédition Robinson laissent place à de nombreuses ellipses pratiquées par les producteurs. En sorte que le spectateur retrouve les avantages de la fiction : mêmes canapés, mêmes intérieurs de studio et même souci d'extraire d'une temporalité plus vaste les meilleurs moments pour le spectateur… Mais sans les inconvénients ! Sur la fiction, en effet, pèse toujours le soupçon du " trop beau pour être vrai " : les faits et gestes des personnages, la temporalité qui les ordonne perdent de l'authenticité du fait que nous savons qu'ils sont organisés intentionnellement par un être humain pour séduire, intéresser ou distraire ses semblables. Face à cela, le temps réel serait lavé de toute intentionnalité, mettant acteur et spectateur face à face sans l'entremise d'un médiateur manipulateur.
On le voit : ces émissions n'ont de Big Brother que le nom. Mélange subtil de dispositifs forgés à la convergence des médias et par la combinaison des genres, elles doivent leur succès, moins au plaisir de l'Sil qu'à celui du toucher. Plaisir haptique plutôt qu'optique, dans lequel le spectateur a l'impression que l'écran est le prolongement de son clavier ou de sa télécommande - au sens propre : il commande à distance - en tout cas de sa main.
Est-ce que, finalement, cette dissolution de l'intervention humaine dans le lieu de convergence de la technologie complexe du numérique et du " vieux " direct télévisuel, n'est pas un remède aux doutes qu'ont engendrés récemment certaines images de l'information télévisée ?
Références
Castells Manuel, La Société en réseaux, vol. 1, Fayard, 1998.
Chambat, Pierre et Ehrenberg, Alain, " La vie en direct ou les shows de l'authenticité ", Esprit n°1, janvier 1993.
Foucault Michel, Surveiller et punir, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1975.
Jost François, Introduction à l'analyse de la télévision, Ellipses, 1999.
Jost François, La Télévision du quotidien. Entre réalité et fiction, Ed. de Boeck, 2001.
Orwell, 1984.