Editos
Tout-écran ou pas d'écran ?
Nous voici dans une tempête des crânes pour diaboliser les écrans. Cela peut se comprendre car les individus, partout sur la planète à des degrés divers, ont basculé dans l’ubiquité. Ce qu’ils reçoivent par écran interposé forme désormais un réel virtuel plus important que le réel matériel les entourant : la vision indirecte prime sur la vision directe. Ayant travaillé depuis les années 1980 sur la propagande par l’image et publié en 2000 Les Images qui mentent. Histoire du visuel au XXe siècle et Un siècle de manipulations par l’image, tout cela ne m’étonne pas.
Il reste que nous vivons une accélération particulière avec les réseaux sociaux et l’Intelligence Artificielle. C’est la fictionnarisation du réel. Face à cela, certaines et certains sont déconnectés ou se déconnectent. D’autres vivent dans l’INEXISTENCE médiatique, pas juste l’invisibilité, mais la non-construction de son clone visible, son image de marque.
Plus que jamais, l’accumulation indifférenciée du tout et n’importe quoi avec une guerre mondiale médiatique doit inciter à mener une réflexion générale pour en tirer des conséquences locales. Decryptimages est issu depuis les années 1990 d’une volonté civique d’éducation aux images (par l’Institut des Images lié à la Ligue de l’Enseignement) : ce combat est désormais central dans la vie des humains.
Connexion ou déconnexion : le retrait médiatique et la DEVIRTUALISATION (DEVIRT)
Nous vivons singuliers-pluriels, ici et dans l’univers multimédiatique. Certaines et certains choisissent de se déconnecter. Il est possible et légitime de refuser cet univers multimédiatique, même si l’assignation numérique se développe en permettant tous les contrôles. Il reste des communautés qui cherchent l’autarcie.
Vivre ici, certes. Néanmoins les questions environnementales ignorent les frontières et pollutions ou dérèglements climatiques se répandent partout. Ainsi, les agissements humains globaux ne peuvent être ignorés même en vivant isolément. C’est bien ce qui se passe en forêt amazonienne comme dans nos campagnes.
Alors, peut-on vivre hors écran ? Oui assurément, même si dans beaucoup de sociétés cela devient de plus en plus difficile. Decryptimages.net, site Internet, est un outil numérique. Il offre des ressources de base, grille d’analyse et des expos gratuites sur des sujets variés concernant le monde des images et l’environnement.
Nous avons vécu des temps successifs de la multiplication industrielle des images : le temps du papier depuis le milieu du XIXe siècle, le temps de la projection avec le cinéma autour de la Première Guerre mondiale et le temps des écrans à domicile avec la télévision des années 1950-60. Autour de 2000, Internet caractérise le cumul et avec les portables et les réseaux sociaux, le passage de la société du spectacle à celles des spectateurs-acteurs.
Participer à cela nous pose des questions éthiques et pratiques. Decryptimages.net a choisi de rester dans une forme de retrait médiatique, privilégiant l’écrit au témoignage vidéo, se limitant à un site Internet et une page Facebook, sans développer les formules courtes visuelles qui seraient une manière d’éditorialiser et de diffuser (mais nous ne sommes opposés à aucun vecteur si les contenus restent indépendants et pas marketés). Nous sommes sans aucune publicité, à l’écart des propagandes.
Donc acceptation de la diffusion numérique (nous aurions pu en rester uniquement aux livres et revues papier) mais selon des formes restreintes et générales –cet édito en fait partie. Il s’agit d’une forme de modestie médiatique. L’usage régulier de nos expositions gratuites en France et à l’étranger montre que ce retrait et cette exigence –s’ils perdent par principe en nombre de « followers »-- servent à diffuser des connaissances et des pratiques.
Voilà bien le dilemme. Il faut apparaître sur écran, sous peine d’INEXISTER. Il est utile de consulter les écrans pour disposer d’éléments de compréhension de ce qu’on appelle le « réel » (dont le virtuel devient une partie toujours croissante). Mais nous comprenons alors la déformation médiatique, la façon dont une situation que nous vivons dans notre vision directe devient un récit orienté pour vendre les nouvelles, pour devenir une nouvelle, pour exister médiatiquement.
Au-delà même de la question des mensonges, des fake news, des propagandes et manipulations diverses, des réseaux asociaux où personne n’a vraiment d’amies et d’amis, se pose fondamentalement la question de notre fragilité médiatique. Le rapport aux écrans se pose en termes de consommation et de visibilité dès le plus jeune âge et à tout âge. Diaboliser les écrans n’est à l’heure actuelle pas suffisant ni efficace. Il s’agit plutôt de penser le tri rétro-futuro : ce qu’on veut conserver et là où on veut innover.
Des catastrophes matérielles peuvent radicalement supprimer les outils de ce monde multimédiatique en expansion avec des humains morcelés géographiquement dans des situations disparates : après les tentatives d'uniformisation, la parcellisation. Pour l’instant, il faut probablement faire avec notre virtualisation. Nous vivons avec des écrans (bientôt physiquement virtuellement greffés ?). Nous devons comprendre les limites nécessaires de ces écrans et les limites de notre visibilité personnelle et l’évaluation de ce que nous recevons dans le tohu-bohu du clash permanent.
La modestie médiatique est la nôtre. Elle a l'inconvénient de l'INEXISTENCE MEDIATIQUE, qui veut dire non pas l'inaction mais le côté amédiatique. Au temps du multimédia et du tout visible, au temps du primat de l'incarnation et de l'oral filmé dans la construction visuelle ou sa non construction, au temps de l'ultra-visibilité du rien, de son égo minimal, des actrices et acteurs du tout joué, des avocats et avocates du tout vendu, tout résumé, tout pitché, tout pour l'image de marque... eh bien à cette époque-là, le texte plurisémique est aboli, illisible, hors-sujet, quand il reste avec trop d'idées, hors profilage marketé sur un slogan (une punchline).
NE VOUS LAISSEZ PAS RESUMER. Il faut donc décidément défendre le divers et l'exigence. J'ai écrit sur la Résistance des Savoirs / Knowledge is Beautiful (action lancée le 3 novembre 2012 à Hong Kong). Il faut probablement parallèlement penser aujourd'hui à une Résistance des Idées. Voilà la recherche de référencesindispensable dans ce que l'on pourrait appeler, outre une modestie médiatique, la nécessité d'une stratégie personnelle et collective de DEVIRTUALISATION (DEVIRT) ou de DENUMERISATION (DENUM) --proposez toujours plusieurs concepts, cela évite l'aspect figé des idéologies répétant ad libitum le même slogan.
Il ne s'agit pas de l'abolition du virtuel, sauf rejet de principe ou crises graves ou conduites addictives. mais du choix toujours réévalué de sa place. Bref, quand nous sommes devenues et devenus virtualisé-e-s en autant de stars potentielles ou autant de clones, chacune et chacun doit chaque jour réfléchir à son apparence ou sa non-apparence numérique.
Etrangeté en effet des temps actuels non référencés (tout circule de façon vaporeuse sans sources, sans date, sans provenance, sans lieux, entre réel et virtuel...) que d'être réduits chacune et chacun de façon pitoyable à faire son auto-promo simplifiée et à se dépatouiller dans la compréhension du monde projeté. Alors, quand le "tout le monde s'en fout" ou les propagandes et publicités directes et indirectes se sont généralisés au sein de la guerre mondiale médiatique, irriguant médias et réseaux sociaux par hyper-polarisation et hyper-diffusion de milliards d'émissions, plus que jamais il importe de continuer à pratiquer avec constance cette Résistance des Savoirs et cette Résistance des Idées. Les humains ont besoin du différent, des marges, des points de vue décentrés --qui peuvent devenir centraux.
Mais comment inscrire cela dans des nécessités pédagogiques pressantes ?
Défendre la diversité et la solidarité planétaires
Les humains –car il faut réfléchir de plus en plus aux actions des humains dans l’environnement planétaire—vivent dans la multiplication des propagandes et des publicités. Les écrans ne cessent d’être instrumentalisés. Cela convient à des sociétés humaines qui vivent sous une seule vérité, une seule autorité (humaine pyramidale ou pour des dogmes religieux). Tout le monde ne cherche pas la diversité, tout le monde ne pratique pas l’acceptation de l’altérité.
Voilà pourquoi ici nous ne cessons de défendre une pratique à la fois fondée sur un langage commun aux humains et permettant des applications diversifiées. Un langage commun aux humains : celui de la démarche expérimentale, critique, évolutive des sciences. Si nous refusons cela, n’importe quoi peut être affirmé, des « vérités alternatives » aux mensonges intéressés. Cela n'enlève en rien les vertus de l'imaginaire ni celles des marges, de l'anormal. Et, sur cette base scientifique, l’enjeu fondamental désormais réside dans la nécessité de défendre la diversité des points de vue pour faire des choix éclairés.
Voilà ce qui devrait guider l’éducation à tout âge comme notre rapport aux médias. Partout nous devons disposer d’une boussole éducative. Il s’agit d’avoir des outils (lire, écrire, compter, savoir analyser les images et utiliser les écrans avec connaissances.…), mais aussi se repérer du local au global. Se repérer dans l’espace (où nous vivons et, de façon stratifiée, notre région, pays, continent et sur la planète et le cosmos). Se repérer dans le temps (pour le territoire depuis la naissance de la planète et à tous les âges historiques jusqu’à aujourd’hui). Se repérer dans l’environnement de façon stratifiée. Se repérer dans le monde projeté, cet univers multimédiatique qui nous bombarde incessamment.
Pour ce faire, il importe de partir d’ici : à quel endroit je vis ? Quelle est son histoire ? Que puis-je observer de ce qui est appelé la « nature » et de ce que les humains ont créé ? Quels sont les outils médiatiques que j’ai en mains ou face à moi et que puis-je en faire ?
Cette compréhension de l’ici permet de comprendre l’ailleurs et d’obtenir des repères. Pour ce qui nous concerne (les images, ces représentations réelles et imaginaires), cela induit que nous ne soyons pas juste dans l’usage des outils mais dans la connaissance de cet univers par des bases en histoire générale du visuel. Ainsi le maelström de toutes les civilisations, de toutes les époques et de toutes les origines géographiques, nécessite de disposer de bases pour sérier, identifier. Cela se complète par la compréhension des vecteurs (les différentes techniques de diffusion des images). Cela sert pour analyser ce que nous recevons.
J’ai défendu ici une conception de la pluralité des points de vue. Il n’existe pas de vérité des images mais la confrontation des interprétations. Pour l’éducation, il en est de même, l’acquisition des outils d’analyse et celles de repères permet de disposer des possibilités de choix éclairés. Cela n’empêche pas des croyances personnelles et collectives mais cela donne un langage commun scientifique avec la diversité des manières de vivre et de penser.
Il serait temps de clarifier les choses pour les médias comme pour les institutions éducatives. J’avais préconisé la mise en place de labels PLURI pour les médias et EDUCRITIC pour l’éducation. Beaucoup subissent les propagandes diverses. Beaucoup défendent un dogme intangible qui ignore les faits. Accepter la démarche scientifique et défendre la pluralité doit pouvoir s’affirmer. C’est un principe de relativité mais aussi un refus du relativisme (tout se vaut donc rien ne vaut rien) : accepter la diversité des modes de vie sur la base de règles communes qui prennent en compte la situation environnementale des humains et leurs organisations sociales.
Voilà pourquoi APPRENDRE A VOIR est un enjeu crucial dans cette époque particulière où nous finissons par être résumés à nos apparitions par écran interposé. Nous devenons virtualisés comme notre perception du monde devient le résultat d’une bourse concurrentielle des « news ». Le besoin de repères est fondamental ainsi pour refuser l’assignation à un rôle, l’assignation identitaire, au profit d'une recherche, une évolution, une découverte propres aux êtres en mouvement que nous sommes. Oui, nous sommes des expériences. L’éducation est notre boussole pour des choix éclairés à tout âge.
Il est temps de pratiquer la modestie médiatique et l’apprentissage à tout âge pour nous comporter dans la diversité et la solidarité nécessaires.
Laurent Gervereau
(dernier livre paru : DEVIRT. Se dévirtualiser et sortir de l'assignation identitaire, publié par Nuage Vert et disponible en version papier ou numérique sur lulu.com)