Hergé entre au palais

Hergé au Grand Palais à Paris, c’est une scène digne du Sceptre d’Ottokar. L’auteur lui-même ne l’aurait pas cru : exposer sur les murs où Picasso ou Monet ont été présentés…

Décryptons un peu la chose. Ou essayons. En commençant par réfléchir à l’usage du mot « décryptage » lui-même. Ce mot « décryptage » connaît une vogue insensée. A mesure que nous recevons des tsunamis d’informations mélangées, seconde après seconde, désormais tous les médias décryptent. A croire d’ailleurs que tout est codé et que nous vivons dans un monde d’espions. Pas étonnant ainsi que les théories du complot fassent florès.

 Un des effets positifs cependant réside dans le fait que désormais, parmi tant de décryptages qui n’en ont que le nom, s’est produit un saut qualitatif avec de réelles enquêtes et de réels travaux étayés.

 

Rappelons que lorsque nous avons créé en 2008 --à la suite des portails nés en 2000 avec imagesmag puis imageduc et primages—l’actuel site decryptimages.net, ce mot de « décryptage » n’était pas une évidence. En fait, nous l’avons choisi parce qu’il nous semblait que l’usage du mot « analyse » pouvait faire croire à une « clé », une solution définitive à la signification des images. Avec « décryptage », nous pensions à un regard plus ouvert où nous apportions des éclairages, des éléments de compréhension sur ce qui relève d’un cryptage sans prétendre épuiser les interprétations possibles.

C’est bien le cas pour l’œuvre d’Hergé. Fort décryptée depuis longtemps, elle garde ses secrets et sa fascination car, du Tintin asexué au Tintin zoophile, tout a été montré ou avancé. Essayons donc de décrypter ce nouvel objet d’étude : une exposition Hergé au Grand Palais en 2016.

Faire de l’argent avec Tintin ?

D’abord, nul doute que le fait que le commissaire de l’exposition soit le « directeur de la stratégie et du développement » de la RMN n’indique un signe des temps où le marketing a tout envahi. Et le « Mécène d’Honneur » est d’ailleurs une compagnie financière, Aurel BGC. Alors, la boutique est-elle le vrai objet de l’exposition ? On pourrait le croire en voyant la queue pour acheter les produits dérivés…

Cela relativise « l’anoblissement » de la BD à travers cet événement. Car c’est un événement, même s’il ne s’agit pas évidemment de la première exposition de bande dessinée. Un basculement imaginaire s’opère où cet art considéré naguère comme mineur devient art majeur. Il y a 20 ans en effet, jamais une telle exposition n’aurait été présentée. Personne n’aurait même osé l’imaginer. Nul doute que ce n’est pas une puissante réflexion sur la nature de l’art aujourd’hui qui l’a décidée mais, plus prosaïquement l’assurance de toucher des publics larges et de remplir les caisses.

Il n’empêche qu’il, s’agit d’un signe, d’un signe dont nos pouvoirs publics et nos politiques ne prennent pas la mesure. Le signe d’une explosion du territoire de l’art vers les arts plastiques et le visuel en général. Il n’existe plus de frontières quand la Joconde est un mug et la reproduction de l’urinoir de Duchamp au musée. De plus, tout se brouille sur nos écrans. Voilà pourquoi en terme citoyen, pour décrypter justement, pour se situer et comprendre le monde, apprendre à voir devient aussi prioritaire qu’apprendre à lire. Et pour apprendre à voir il est indispensable d’avoir des repères en histoire du visuel. Cela doit se traduire dans l’éducation et la recherche. Nous ne le répéterons jamais assez.

Revenons à Hergé et rappelons quelques éléments historiques concernant le statut de la bande dessinée. D’abord, Hergé est étudié depuis longtemps. Pol Vandromme sort chez Gallimard, illustré par Hergé, Le Monde de Tintin en 1959. Il veut répondre aux deux questions : « Qui est Tintin ? Qui est Hergé ? ». La bande dessinée s’installe ensuite fortement dans l’art avec le pop art : Roy Lichtenstein peint en 1961 Look Mickey. A Paris, en mars 1962, est créé le Club des bandes dessinées, destiné à étudier cet art, avec Francis Lacassin, Alain Resnais, Chris Marker, Jean-Jacques Pauvert, Edgar Morin… Autour du théoricien Gérald Gassiot-Talabot, le mouvement de la « figuration narrative » se développe au milieu des années 1960 et en 1967 est présentée l’exposition Bande dessinée et figuration narrative au Musée des arts décoratifs. Voilà d’ailleurs l’occasion de rendre hommage –dans un temps où, en France, les conservateurs de musée sont dans un immense malaise, écrasés avec mépris par leurs tutelles et invisibles publiquement comme des passe-plats, des épousseteurs de tableaux-- à son directeur, François Mathey, qui a fait de ce lieu un lieu d’innovation et d’imagination. Mathey, créateur d’expositions, créateur de sens et dynamiteur de frontières.

Et puis, les années 1970 voient des pionniers se pencher sur le berceau BD, comme notre collaborateur à l’époque d’imagesmag, le sémiologue Pierre Fresnault-Deruelle, ou en 1979 Pascal Ory, qui avec son Petit nazi illustré faisait de la bande dessinée un objet d’étude pour l’historien –chose demandant du courage dans le contexte de l’époque. Beaucoup ont œuvré depuis, comme Thierry Groensteen, Benoit Peeters ou Philippe Goddin, qui participe au livre sur Hergé. La Cité de la bande dessinée d’Angoulême ouvre en 1990. Walt Disney est exposé au Grand Palais en 2006. Dessiné par Portzamparc, Hergé a son musée à Louvain depuis juin 2009.

Bref, du côté de la recherche comme du côté des expositions, la bande dessinée a déjà été étudiée et valorisée. Cette exposition Hergé se situe donc dans la continuité. Elle constitue néanmoins un marqueur, le marqueur d’un changement d’époque. Cela dépasse l’opération commerciale qui l’a présidée. Pourquoi ?

Découvrir une œuvre, décrypter sa polysémie

Malgré les préventions et le fait que le connaisseur peut y aller les pieds en arrière, cette exposition Hergé a en effet de nombreux mérites. D’abord, elle commence par la fin et dévoile le pot aux roses (pour les non-initiés) : Hergé s’est essayé à la peinture dans les années 1960, qu’il appréciait notamment sous ses aspects abstraits ou surréalistes (Miro), mais Hergé s’est toujours situé comme auteur d’un type d’expression particulier : la bande dessinée. Modestement assurément, probablement orgueilleusement aussi.

Avec cette mise au point d’emblée, nous nous confrontons à une affirmation forte : la bande dessinée est une forme artistique spécifique, avec ses moyens propres. Nous sortons ainsi des complexes d’un affichiste comme Cassandre voulant faire des tableaux comme Balthus ou d’Henri Cartier-Bresson exposant ses dessins à l’Ecole des Beaux-Arts en disant arrêter la photo. Nous sortons aussi du complexe infantile des promoteurs des arts dits « mineurs », caractéristique d’un Dominique Païni cherchant absolument à justifier Hitchcock au Centre Pompidou en liant son œuvre à la peinture ou à la sculpture. Ce fut d’ailleurs en partie le cas pour l’exposition Walt Disney au Grand Palais, même si l’adaptation d’œuvres du répertoire classique et l’influence d’illustrateurs ou de peintres (Dali) sont patentes.

Là, l’abcès est vidé d’emblée et les croquis de l’album posthume L’Alph’Art viennent opportunément documenter la chose. Nous regardons une exposition d’un auteur de bande dessinée, qui l’assume pleinement. A la fin, ses influences sont clairement présentées : Rabier, Saint-Ogan, Mc Manus… Second mérite de la manifestation : elle montre beaucoup de pièces originales rares. Ce n’est pas une exposition démonstrative où la relique devient marginale et alibi...

La scénographie est diversifiée et sert le propos avec des vidéos-documents utiles et des agrandissements de phrases d’Hergé ou le grand dessin de conclusion fort bien choisi. Le grand public y trouvera son compte et les spécialistes pointilleux, vétilleux, parviendront à découvrir. Le dispositif pédagogique d’explication est bien réussi, soit sur les mécanismes de la création d’Hergé ou sur ceux de la bande dessinée, soit sur des aspects particuliers et importants comme la période de la guerre ou le colonialisme.

Beaucoup découvriront Hergé graphiste et affichiste pendant l’entre-deux-guerres, ce qui est un aspect très important pour comprendre son sens du vide et du plein, de l’épure, la dynamisation des cases, l’utilisation de la diagonale-mouvement, le jeu sur la profondeur de champ et l’influence cinématographique (peu documentée). C’est ainsi une manifestation très riche, qui peut être considérée par beaucoup d’aspects, sans jamais épuiser le sujet.

Sur l’histoire de la bande dessinée et du graphisme, sur l’histoire tout court car Tintin traverse les chaos d’un siècle, sur son énigmatique créateur… Cette œuvre « sage » en apparence a construit une comédie humaine avec des stéréotypes mémorables. Elle manie l’absurde, la « zwanze », cet humour décapant, cette folie, qui existe aussi chez Willy Vandersteen et que le peintre-philosophe René Magritte (exposé au même moment au Centre Pompidou) ne désavoue pas.

Vous avez donc toutes les raisons de venir déguster l’exposition Hergé et d’acheter le livre qui consacre une partie finale à des explications pédagogiques utiles sur l’univers d’Hergé.

Gageons que ce dernier aurait été gêné mais heureux.