ET LA CULTURE ?

Lisez cette synthèse pour comprendre l'absence aberrante de la culture dans la campagne électorale française, les questions de définition essentielles pour couvrir le territoire culturel de chacune et chacun au quotidien et les enjeux locaux-globaux, le malaise profond des actrices/teurs du champ culturel et des savoirs (qui ne sont plus des modèles sociaux) et les pistes pour transformer un ministère en déshérence..

Nous sommes partis dans les soubresauts –seconde par seconde-- des aiguillons tweetés par une actualité politique où l’obsolescence programmée règne. Immigration, identité, chômage, les pics d’attention apparaissent au fur et à mesure de formules choc. Il est cependant un domaine qui indiffère complètement depuis des années : la culture. Pourquoi ?

 La culture a une mauvaise image, la plupart de ses acteurs sont invisibles

La culture est encore trop souvent regardée comme un ensemble d’activités élitistes, expositions, musique dite classique, théâtre… De ce fait, elle subit deux phénomènes très dangereux : des caricatures hâtives et un ostracisme devenu sens commun.

La définition de la culture d’abord est impropre. Comme les forêts, la culture évolue dans le temps et souvent nous y pensons en référence à ce qui pouvait être « culturel » dans les siècles passés. En se focalisant sur ce mot de « Culture » avec une majuscule, on l’anoblit certes, mais on la sépare aussi. Il faudrait donc probablement employer le terme au pluriel pour montrer la richesse des phénomènes culturels et leur caractère changeant avec des frontières floues. La culture est consubstantielle de la diversité culturelle, contenus et vecteurs.

Quand Hergé est exposé au Grand Palais comme un artiste –ce qui était impensable il y a 20 ans—ou quand la gastronomie est reconnue comme un patrimoine culturel ou quand les modes de vie japonais passionnent, c’est bien le pluriel des formes culturelles qui importe désormais. D’ailleurs, la déqualification à l’œuvre sur les écrans (tout est mélangé au même niveau) a déjà opéré la symbiose dans l’imaginaire des populations. D’où, en parallèle, la nécessité impérieuse d’une requalification par l’éducation avec instillation de repères à tout âge. Apprendre à voir est aussi important au XXIe siècle qu’apprendre à lire, apprendre à identifier ce que l’on voit.

Mais revenons à la question des cultures. Parler « des cultures » permet en effet d’ouvrir le spectre d’un patrimoine et de pratiques culturelles larges, mêlant la création, les savoirs, les savoir-faire. Exemple : nous avons vu la vogue actuelle de la photographie, qui fut minorée longtemps par rapport à la peinture, ou le statut du jazz passant d’une curiosité communautaire à un genre musical planétaire. La redéfinition intégrative de ce que sont les cultures amplifiera un phénomène en cours et permettra aux populations de se reconnaître à travers ces pratiques culturelles mélangées.

Cela permettra aussi peut-être de sortir de ce qui est insupportable : l’ostracisme, la détestation culturelle et la haine de ses acteurs. Les termes sont trop forts ? Il n’y a pas de Trump qu’aux Etats-Unis. Non seulement lorsqu’on parle de culture, beaucoup de « décideurs » prennent désormais un air ennuyé mais certains n’hésitent pas à asséner avec violence leur inculture comme une fierté, maniant grossièreté et humiliations. Etre proche du peuple veut-il dire rejeter savoirs et culture ? Quelle mépris pour toutes les cultures populaires aujourd’hui si diverses, hybrides, multiples de tant de parcours personnels.

Ce mépris est de plus à courte vue. Qu’est-ce qui fait le tissu social, si ce n’est un ensemble de pratiques culturelles traversant les groupes sociaux ? Qu’est-ce qui « vend » la France à l’étranger si ce n’est le patrimoine et les modes de vie ? L’American Way of Life est promue par le cinéma des Etats-Unis depuis la Première Guerre mondiale. Il est réellement temps donc d’arrêter ce qu’il faut qualifier de cécité stratégique : en interne comme en externe, dans la réalité du monde aujourd’hui, l’espace culturel au sens large se révèle fondamental. La guerre mondiale médiatique où le croire devient prépondérant par rapport au faire (des guerres gagnées sur le terrain sont perdues sur le front de l’opinion) impose de comprendre ce qui est une vitrine décisive.

Formés aux chiffres ou au marketing, nos politiques ne sont pas préparés au monde qui change. Pour beaucoup, leur incurie culturelle est un handicap. D’autres érigent désormais l’ignorance et la provocation en méthode de conviction, comme si gouverner consistait à faire du stand up. On rit en Europe des Américains qui ne savent pas où est l’Europe mais nos grandes écoles et universités de prestige préparent-elles à comprendre l’espace iranien ou la Creuse ou les mangas et la circulation planétaire des images ? Dans la boussole éducative, il manque un point cardinal.

Pourquoi ce trou noir ? En grande partie parce que, dans notre univers où ce qui n’est pas hyper visible n’existe pas, les savant(e)s et les créatrices/teurs ont pour l’instant totalement perdu la bataille médiatique et politique. Quand on demande leur avis sur tout à des sportifs ou des actrices/teurs ou des chanteuses/teurs, ils sont invisibles ou réduits à être des faire-valoir comme « expert » à la parole découpée sans rien contrôler du contenu. Pire, un dédain suprême les accompagne : ce sont des fâcheux, des soporifiques prétentieux. Du coup, non seulement on ne sait pas qui ils sont, mais on ne se renseigne même pas et on postule leur inintérêt.

Disons-le fortement : les créatrices/teurs et les savant(e)s sont souvent aujourd’hui dans une grande misère morale ou un sentiment de révolte. A regarder autour de soi, celles et ceux qui devraient préparer notre avenir et être portés comme modèles sociaux sont souvent déprimés et humiliés : pensons à ces créatrices et créateurs faisant un travail en parallèle pour réaliser leur passion tout en étant vus comme des parasites ratés, à ces chercheuses/cheurs en sciences humaines précarisés et partant à l’étranger, ces conservateurs de musées traités pires que des balayeurs par leurs tutelles ou ces journalistes spécialisés sous-payés, à la portion de plus en plus congrue et à la liberté restreinte… Et pourtant, ils offrent de la plus-value culturelle en travaillant très souvent gratuitement, mais dans un temps où ce qui n’est pas chiffré est considéré sans valeur (grossière erreur d’ailleurs, économique, politique et de psychologie sociale).

Bref, cela n’émeut personne. Du moment que les intermittents du spectacle ne troublent pas les manifestations où se promènent les ministres, tout va bien. La bureaucratie a gagné partout. Le mot d’ordre « pas de vagues » triomphe. L’immobilisme devient synonyme de bonne gestion. Les économies servent de projet. Des nominations opaques --impensables dans d’autres pays comme l’Allemagne, les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne-- de personnes interchangeables, pour beaucoup emplois fictifs (car ne faisant rien en attendant de passer à une autre fonction), récompensent les affidés.

Alors, ce dépérissement et ce mépris, cet immense malaise, sont-ils le fruit d’une déliquescence programmée pour se débarrasser d’un ministère de la Culture réduits aux acquêts en autonomisant des établissements public semi-privatisés et en basculant le reste vers les collectivités locales ?

 

Faut-il supprimer le ministère de la Culture et de la Communication ?

Depuis l’époque de François Mitterrand, il n’y a plus eu de pensée de la politique culturelle globale. En France, elle n’a existé de fait que lorsque le chef de l’Etat l’a soutenue avec un ministre de la Culture compétent et à forte personnalité sachant s’entourer. Jacques Chirac, avec le Quai Branly ou la Cité de l’immigration, n’a eu que des intérêts sectoriels sans conviction d’ensemble. Depuis... La suppression du ministère de la Culture et de la Communication pourrait donc s’imposer d’elle-même. Gageons que cela ne se fera pas par peur d’un tollé. Parce qu’il y a le volet Communication aussi. Mais nous restons au milieu du gué avec des acteurs en plein malaise et un ministère en déshérence, à l’administration engorgée sans politique claire. C’est tout à fait à l’image de notre pays constipé, dont tout le monde sent qu’il va devoir sortir des vieux débats et se projeter dans les temps nouveaux.

Que faire alors si on ne supprime pas ce ministère ? Il faut résolument penser les choses dans notre nouveau contexte local-global. Nous nous focalisons en effet sur le national comme si c’était la panacée, alors que le local et le global sont devenus fondamentaux. Ainsi, il apparaît d’abord essentiel de redynamiser toutes les formes de démocratie locale et d’expressions locales. Voilà pourquoi un ministère rénové de ce type doit intégrer évidemment le tourisme, car le tourisme est lié directement au patrimoine matériel et immatériel. La culture fait image, elle « vend » les territoires. Et c’est le moyen d’élargir la notion de culture aux cultures en faisant un Ministère d’expertise et d’aide en conseils au niveau local pour favoriser l’aménagement harmonieux des territoires.

En faisant aussi un ministère passeur, passeur du local à l’international associant tout le monde. Ces histoires de passages sont cruciales. Ministère-relai, ministère intégrateur (et lié à l’éducation à tout âge), il contribue à exporter nos créations, nos savoirs et nos savoir-faire, en associant les entreprises (pensons à toutes ces PME qui ont une fonction patrimoniale).

Pour ce qui concerne la Communication maintenant, aucune vraie réflexion n’est portée sur ce que le service public doit porter. Un immobilisme délétère a prévalu, qui ne satisfait personne. Le service public télévisuel est le domaine le plus caricatural. Arte mis à part, une grande dérive commerciale l’a vidé de son sens. La publicité, censée être supprimée, y est omniprésente, quand un impôt inégalitaire appelé « redevance » est payé par peu de personnes pour voir des choses qui pourraient être vues ailleurs. Les chaînes de France télévision sont à identité vague, alors que France 3 pourrait devenir un vrai relai des territoires, un vrai média-relai dont nous avons tant besoin pour assurer une diversité réelle et changer des quelques « people » en boucle. Et France 5 ne joue absolument pas son rôle éducatif ni ne permet à des scientifiques de concevoir des émissions.

D’une manière générale, l’Etat devrait faire l’inverse de ce que fut l’accord tacite des années 1960 : ne pas s’occuper de l’information mais s’occuper fortement du reste pour que les programmes aient du sens. Dans l’émiettement actuel où la télévision explose, avec multiplicité mais multiplicité des mêmes et du même, le service public est le moyen de faire autrement avec d’autres en mettant en valeur les forces vives du pays, en aidant à une vraie diversité, en mettant en valeur l’innovation tout en défendant des secteurs traditionnels, même sur la question des médias.

En ce qui concerne les programmes, prenons un exemple qui tient à cœur aux Françaises et aux Français : l’Histoire. Imaginerait-on une télévision publique tenue par une vision marxiste de l’Histoire. Ce serait un tollé. Aujourd’hui, mené par un journaliste issu de la presse des familles royales, à longueur d’émission sont mis en avant les puissants et les palais et, quand elle est évoquée, la Révolution française apparaît comme un temps d’obscurité sanglante de coupeurs de têtes. Un peu caricatural ? Il est temps que des historiennes et des historiens qui sont compétents sur leur période, comme l’étaient Georges Duby ou Marc Ferro, puissent créer des documentaires et des émissions. Et l’Histoire n’est qu’un exemple, il en est ainsi dans tous les domaines.

D’une manière générale, la réévaluation des modèles sociaux dans la visibilité publique est devenue indispensable : création, savoirs, savoir-faire, associations du lien social et de la transformation écologique, entreprises innovantes… Il est l’heure pour qu’une société comme la nôtre, à tous ses niveaux, admire et défende ses expressions culturelles (« j’aime où je vis »), respecte ses enseignants, ses créatrices/teurs, ses artisans, ses entreprises traditionnelles et innovantes, ses chercheuses/cheurs… Faisons une Culture Pride. Défendons les savoirs.

Alors, nous n’allons pas passer encore une campagne électorale avec des batailles de chiffres ou des notions d’exclusion inopérantes et dangereuses, des mensonges en tout genre, et en confondant de façon insultante peuple et ignorance. Tout cela n’est pas un détail, c’est un modèle de société à construire. Un modèle qui soude. Un facteur décisif de vivre-ensemble. Soyons fiers de porter les créations et les savoirs de nos territoires. A tout âge et partout, admirons des personnes réellement admirables. Reculturons nos sociétés.