Aylan : image preuve ou image instrumentalisée
Revenons sur la fameuse photo de l'enfant mort sur une plage, ce corps d'Aylan Kurdi. Beaucoup de choses ont déjà été dites. Les nombreux commentaires sont aussi souvent passés à côté de certains aspects essentiels permettant de comprendre l’impact qu'elle a eu.
D'abord, notons que par rapport aux corps d'enfants en temps de guerre, celui-ci a été rattaché rapidement à une identité avec même des photos antérieures et un entretien avec son père. Elle est donc "incarnée". L'enfant a une histoire. Ensuite, le malaise est venu de l'aspect "paisible" de la photo, sortant de toutes les atrocités de guerre : une photo irréelle et d'autant plus monstrueuse. Enfin, bien sûr, nous retrouvons cette hiérarchie constante dans l'utilisation des images de guerre où la mort d'un enfant prime sur celle d'une mère, d'un vieillard ou d'un homme adulte.
Voilà pourquoi il s'agit d'une figure récurrente à l'âge moderne de la propagande. La Première Guerre mondiale --tournant décisif dans l'histoire de la propagande de masse-- a été fondatrice à cet égard, quand il s'est agi de mobiliser en France autour de l'Union sacrée en 1914-1915. Les "atrocités allemandes" ont martelé ce thème en images. Et la lithographie d'Abel Pann intitulée "Une victime" est très significative. Là aussi, la petite fille "dort" près de sa poupée, créant un malaise comparable.
Abel Pann, Une victime, lithographie, 1914-15 (coll. part;)
Cependant, du point de vue de l'histoire de la propagande par l'image, le parallèle précis à faire par la diffusion massive d'une même icône appartient à la guerre d'Espagne. En effet, le 30 octobre 1936, une école de jeunes filles à Getafe (banlieue sud de Madrid) est bombardée par l'aviation franquiste (bombardiers allemands) faisant 173 morts. Dans un premier temps, les photos des corps numérotés apparaissent dans la presse et les brochures. Ce sont des photos collectives de corps numérotés alignés. Puis, à partir de janvier 1937, le corps particulier d'une petite fille (immatriculé 4-21) est reproduit partout dans le monde : affiches, livres, tracts, presse... C'est une image majeure de soutien à l'Espagne républicaine. Elle est reprise par les artistes. Elle est une des inspirations de Picasso pour son tableau Guernica. Le grand affichiste Carlu en fait une affiche intitulée "Civilisation !" en France. Elle circule sur la planète massivement. Là aussi, l'aspect angélique et rêveur de l'enfant, paisible, contraste avec ce que nous savons de son sort. Aylan dort. La petite fille ouvre la bouche comme dans un ultime appel.
Exemples de l'utilisation d'abord de la série de corps de petites filles filles tuées par le bombardement de leur école en 1936 à Getafe, puis la mise en exergue d'une petite fille particulière pour la propagande républicaine dans le monde entier (coll.part.)
Résumons. La photo d'Aylan Kurdi n'est donc pas nouvelle, ni dans le type de représentation, ni dans la diffusion massive. Elle a de fait influencé les opinions publiques, renforcée d'ailleurs par les vidéos ensuite des populations allemandes accueillant avec chaleur les Syriens. Elle n'est pas "fausse" ou fabriquée semble-t-il, même si bien sûr les réseaux sociaux s'emparent vite des images pour en contester la validité désormais. Elle a servi de "preuve" des souffrances de migrants quittant un pays en guerre et pas pour des raisons économiques. Elle est devenue l'instrument d'une puissante évolution des opinions publiques. Circonstancielle ou durable ?
Alors que la photo célèbre de Capa a mis du temps à devenir emblématique de la guerre d'Espagne et celle de la petite fille plusieurs mois pour "émerger" et s'imposer comme un résumé sémantique en 1937, la rapidité d'impact de la photo d'Aylan est typique d'Internet. Elle est typique aussi de notre vitesse à "lire" ces images, à créer notre narration. En effet, cette image arrêtée est bouleversante justement par ce qu'elle ne montre pas mais suppose, par l'imaginaire dramatique qu'elle provoque en chacun de nous, par la narration intérieure que nous ne pouvons pas ne pas opérer. Et agit. Voilà une image qui agit. Voilà une image bavarde : une image silencieuse qui "dit" beaucoup, beaucoup plus que toutes les vidéos et d'ailleurs beaucoup plus que les vidéos arrivées ensuite où le corps est porté. Qui dit à travers chacun de nous. Nous construisons sa légende. Elle nous mobilise.
Est-ce dangereux ? On met constamment les images en accusation. Il existe pourtant de longue date des images de propagande et des images de publicité, c'est à dire des images auxquelles sont assignées des fonctions. Elles sont instrumentalisées clairement. Cela est légitime, bien plus que toutes les propagandes déguisées par informations "objectives", chiffres trafiqués, images de séduction ou de divertissement, paroles d'understatement (il est bien entendu que...) pour des faits totalement contestables. Voilà de la propagande claire.
Elle opère pour une cause que l'on peut juger de plus courageuse et à contre-courant : faire comprendre les souffrances de réfugiés et aussi --raisonnement second-- le fait qu'il est impossible d'endiguer des migrations massives provoquées par des guerres sauf à commettre des massacres. Maintenant, la question de l'impact de cette image reste et réside dans sa durée : va-t-on inverser durablement ainsi l'understatement ? Passer d'une opinion commune où la peur est martelée à une pensée réelle du monde actuel concernant notre structuration locale-globale et les interdépendances planétaires nécessitant d'agir sur le "visible", ce qu'il y a autour de soi et de le faire en réseaux imposant des règles de survie communes au niveau planétaire ? L'image va-t-elle inverser le paradigme ? Va-t-on commencer à raisonner autrement sur nos identités imbriquées et notre planète en mutations constantes et en migrations depuis son origine ? Va-t-on enfin donner des repères dans une histoire stratifiée du local au global qui seule a du sens (l'histoire longue du lieu où on habite mais dans un contexte, régional, national, continental, terrestre) ?
Cette vue d'Aylan ouvrira-t-elle les yeux sur ce qu'est réellement la planète aujourd'hui, loin de fantasmes inopérants et masochistes, de conceptions inadaptées héritées du XIXe siècle dont on veut croire qu'elles sont immanentes ? La COP21 peut être la seconde étape d'un changement de paradigme. Dans la guerre mondiale médiatique, les points de vue ont décidément besoin d'images. D'images identifiées.
Laurent Gervereau