Pourquoi la photographie a force d'art ?
- Michael Fried, Pourquoi la photographie a aujourd’hui force d’art, Paris, Hazan, 2013 (édition originale : Why Photography Matter as Art as Never Before, Yale University Press, 2008).
Traduit de l’anglais par Fabienne Durand-Bogaert.
L’ouvrage de Michael Fried est un livre érudit qui s’adresse à un public initié en esthétique, en photographie ou en histoire de l’art. Au premier abord, il est surprenant qu’un historien de l’art, spécialiste de la peinture française du 19ème siècle[1], ait composé cet essai sur la photographie contemporaine. Cette étrangeté apparente est rapidement dépassée lorsqu’on mesure la profondeur et la densité des connaissances apportées. Décomposé en dix chapitres, cet essai fait le tour des tendances et des noms les plus célèbres qui ont constitué la photographie en un domaine de l’Art à part entière. Désormais, le prix de certaines œuvres égale celui de certains tableaux de maîtres (la photographie la plus chère du monde est Rheine II d’Andreas Gursky estimée à 4 millions de dollars en 2011 au salon Paris Photo.) La photographie appartient bien aujourd’hui à l’art contemporain et ce n’est pas seulement le résultat d’une spéculation sur les œuvres d’art.
Il paraît difficile de restituer ici toute la finesse et la richesse d’analyse de ce livre imposant (400p.) L’auteur évoque les travaux de photographes qui sont encore aujourd’hui au centre de polémiques : Jeff Wall, Andreas Gursky, Thomas Ruff, Sugimoto, Thomas Struth, Cindy Sherman, Luc Delahaye, Thomas Demand (et ses photographies de pliage imitant le réel) et bien sûr leurs maîtres à tous, le couple Bernd et Hilla Becher.
La thèse principale de l’ouvrage est qu’une mutation a eu lieu dans les années 1970. La photographie, à travers le travail de plusieurs artistes, a voulu (consciemment ou non) s’ériger comme une part incontestable de l’Art et quitter cet entredeux auquel elle était cantonnée depuis sa création. En effet, la photographie peut être vue comme une technique d’enregistrement du réel faisant appel à l’optique et à la chimie (et depuis les années 1990 à l’électronique). Des photographes ont donc entamé des démarches pour sortir leur pratique de cette suspicion. Une de ces démarches a été de créer des photographies pour « le mur » et non plus seulement pour le livre ou l’album. Les photos sont pensées pour être exposées : il s’agit d’un changement peu ou prou semblable à la création de la peinture de chevalet.
La photographie contemporaine se penche sur la question de la représentation et de ses limites ainsi que sur la place du spectateur face à l’œuvre : Thomas Struth photographie les visiteurs des musées, Sugimoto « enregistre » la totalité de la lumière d’un film de cinéma sur une photo obtenant des écrans blancs… L’anti-théâtralité devient une norme à l’image des peintres du quotidien du 19ème siècle : même si cette anti-théâtralité est construite (Andreas Gursky peut mettre des mois à établir un scénario et un décor pour une seule photo), elle interroge le spectateur sur sa place. Est-il face à un simple artéfact ou face à une œuvre d’art qui est ontologiquement polysémique ? Le portrait, genre « classique » de la photo, devient un lieu d’interrogation sur la notion même d’identité et d’automaticité du rendu du réel : Thomas Struth rassemble des familles inexpressives et permet pourtant au spectateur de comprendre les relations humaines qui existent entre les différents membres. Il en est de même des adolescents sur la plage de Rineke Dijkstra ou des inconnus du métro de Luc Delahaye dans son recueil L’Autre[2]…autant de clichés qui ébranlent la certitude de l’automaticité ontologique de la photographie. La street photography est revisitée par Jeff Wall[3] ou Beat Streuli[4] entre analyse sociale et spontanéité de la personne photographiée qui ne sait pas qu’elle l’est.
Michael Fried balaye ainsi les différents domaines de la photographie contemporaine. Son ouvrage se révèle particulièrement enrichissant en ce qu’il permet d’aborder la photographie d’art contemporaine avec des clés (comme la notion d’anti-théâtralité ou de la place du spectateur) qui font parfois défaut au spectateur face à des œuvres complexes. En revanche, l’érudition rare de ce livre en fait un ouvrage difficile d’accès. De longs développements sur des extraits d’œuvres de Wittgenstein ou d’Heidegger peuvent faire perdre au lecteur le fil de la réflexion de l’auteur. En outre, la faille majeure de cet ouvrage est l’auto-référencement quasi permanent que fait le critique d’art à son livre Art et objectivité paru en 1967. Enfin, si le propos manque parfois d’homogénéité (comme s’il s’agissait d’une compilation d’articles) et de volonté didactique évidente, cet ouvrage demeure néanmoins un bon outil pour comprendre la photographie contemporaine et ses évolutions depuis les années 1970.
Florent BARNADES
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[1] La place du spectateur, Gallimard, 1990, Le réalisme de Courbet, Gallimard, 1993, Le modernisme de Manet, 2000
[2] Luc Delahaye et Jean Baudrillard, l’autre, Phaidon, Londres 1999
[3] Mimic, 1982, transparent sur caisson lumineux, 198 X 228,5 cm
[4] Photographie extraite de vidéo New-York City, 2000-02.