Spectres et fantômes

Spectres et fantômes par Nathan RERA (Docteur en Histoire de l'art contemporain, Université d'Aix-Marseille)

Le dernier ouvrage de Sylvie Lindeperg, La voie des images (Éditions Verdier, 2013), somme historique et érudite de tout premier plan, ouvre une brèche nécessaire dans le rapport aux images d’archives en questionnant leurs usages contemporains, en cette époque où la télévision et le cinéma se sont octroyé la mission de compenser l’absence d’images de la destruction des Juifs d’Europe. Évoquant sans détour et d’un œil critique ce qu’elle nomme l’esthétique du « trop-plein » et de « l’hypervisibilité », typique des productions audiovisuelles les plus récentes, l’historienne n’a pas craint de s’exposer « aux brûlures de l’actualité ». Apocalypse (2009), la série historique grand public de Daniel Costelle et d’Isabelle Clarke, est ainsi soumise à une interrogation franche pour l’emploi qu’elle fait des images d’archives, recadrées, retaillées et colorisées, et pour sa volonté de « transformer l’absence en défaut » – problèmes qui se posent également pour les fictions genre La Rafle (2010), de Rose Bosh. L’auteure dissèque de surcroît la nature du discours médiatique ayant entouré ces productions diverses, marqué du sceau de l’émotion et de la « bien-pensance », caractérisé par un rejet de toute critique argumentée par le simple et redoutable argument de la « nécessité mémorielle » ou du « devoir de mémoire ».

 

La télévision et le cinéma ont donc tendance à encourager une consommation toujours plus effrénée et superficielle des images d’archives, conjuguées sur le mode de la confusion des genres et de l’immersion. À ce modèle dominant et populaire, Sylvie Lindeperg oppose une « vision rapprochée du cinéma », remontant le fil de quatre tournages au printemps-été 1944 – les images faites par la résistance française ou celles, à des fins propagandistes, tournées par Kurt Gerron et Rudolf Breslauer, tous deux juifs, à Theresienstadt et à Westerbork. Revenir au « moment clandestin de la prise de vue » aide ainsi à mieux percevoir les « enjeux et les difficultés des tournages » et à résister au piège de la téléologie. Convoquant les grands théoriciens de l’image et du regard (Kracauer, Warburg, Lessing…), Sylvie Lindeperg porte une attention toute particulière aux détails de ces images survivantes, se posant en digne héritière de Daniel Arasse. Telle une archéologue, elle sonde la matière filmique jusque dans ses fragments les plus anodins, ausculte les traces de vie imprimées sur la pellicule, révélant tel regard-caméra, déconstruisant telle « image icône ». De sorte que la comparaison avec le photographe de Blow-Up de Michelangelo Antonioni, qu’elle réserve à l’historien Kurt Broersma cherchant, dans le film de Cherry Duyns (Settela. Visage du passé, 1994), les indices permettant d’identifier la petite fille au foulard visible sur les rushes de Westerbork, pourrait tout aussi bien lui être appliquée. À titre d’exemple, son analyse pénétrante des images de la libération de Paris permet de redonner un nom à ses figurants longtemps condamnés à l’anonymat : Anne-Marie Dalmaso, résistante morte de la tuberculose en 1950 après avoir aidé au rapatriement des déportés atteints du typhus ; Georges Dukson, « lion noir du XVIIe », héros éphémère au destin tragique entr’aperçu dans le cortège triomphant du général de Gaulle sur les Champs-Élysées, le 26 août 1944.

« Images clandestines, art de contrebande, double jeu du cinéma » : Sylvie Lindeperg multiplie les concepts qui, appliqués aux images analysées, dépassent ce simple cadre pour offrir au chercheur de nouveaux (et précieux) outils historiques et méthodologiques. À ce titre, l’analyse de Theresienstadt de Kurt Gerron, comme du film de Westerbork tourné par Breslauer est exemplaire. On perçoit comment, dans le premier cas, le cinéaste a su « déborder » la commande nazie pour composer de déchirants portraits de femmes et d’enfants juifs, dont la caméra capte certains regards imprévus, adresses intenses au spectateur. Dans le second cas, Lindeperg met au jour « un singulier retournement dans les pratiques de propagande » en expliquant comment Heinz Todtmann, Juif converti, élabora son scénario autour de la figure de Gemmeker, le commandant du camp ; elle apporte encore un éclairage nouveau sur les désormais célèbres images du départ d’un convoi pour Auschwitz, tournées le 19 mai 1944, à la lumière des lettres d’Etty Hillesum et du journal de Philip Mechanicus, tous deux internés à Westerbork.

Sylvie Lindeperg clôt son livre par une discussion avec le cinéaste Jean-Louis Comolli, qui l’avait récemment filmée dans Face aux fantômes (2009), sorte de prolongement documentaire de son ouvrage consacré à Nuit et Brouillard. Prenant le relais de la pensée de l’historienne, Comolli revient sur la question des images trafiquées et fabriquées, sur le rôle du cinéma au regard de l’histoire, sur le rapport aux images d’amateurs et sur la théorie de la « non-conscience ». Jamais redondant, toujours passionnant, ce dialogue éclaire et amplifie les quatre chapitres précédents, martelant le devoir de tout historien : celui d’engager un authentique « corps à corps » avec les images, empreint de justesse et d’exactitude.

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Sylvie Lindeperg, La voie des images. Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, Lagrasse, Éditions Verdier, coll. Histoire, 2013, 282 pages.