Le spectacle des crises humanitaires : usages et enjeux des images de victimes lointaines
- par François Robinet, professeur agrégé d'histoire, doctorant à l'Université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines.
en partenariat avec l'INA
QUOI
Nous proposons ici l'analyse d'un « mini-corpus » de quatre sujets de télévision consacrés aux crises humanitaires en Afrique. Celui-ci couvre une période qui s'étend de la guerre du Biafra en 1969 à la crise du Darfour en 2004. Il comprend un reportage extrait d'un numéro de l'émission Panorama (1) daté du 13 mars 1969 qui présente des images tournées par l'armée française de la situation au Biafra, région du Nigeria soumise à un blocus de la part du pouvoir central, depuis son entrée en sécession en 1967 sous l'impulsion d'Emeka Ojukwu. Il comprend également un commentaire sur images de Patrice Pelé et Michel Valio, diffusé dans le journal télévisé d'Antenne 2 le 3 décembre 1985, qui revient sur l'interdiction faite par le pouvoir éthiopien à Médecins sans Frontière (2) de travailler en Ethiopie, alors que la population souffre d'une grave famine. Pour les années 1990, nous avons sélectionné un reportage proposé dans Midi 2 le 22 juillet 1994, qui fait état de la situation humanitaire dans les camps de réfugiés rwandais au Zaïre, quelques semaines après le génocide des Tutsis du Rwanda. Enfin, parmi les grandes crises récentes, nous avons choisi un commentaire sur images de David Arnold, qui dans l'édition de Soir 3 du 28 juillet 2004 décrit la situation au Darfour. Cette région de l'Ouest du Soudan est touchée depuis 2003 par un conflit qui oppose différentes populations de la région (Four, Massalit, Zaghawa) à des tribus arabes soutenues par le régime de Khartoum ce qui provoque la fuite des populations vers le Tchad voisin. Ainsi disposons-nous de quatre exemples de mises en images des crises humanitaires africaines postcoloniales dans des journaux ou magazines télévisés d'information français (3).
LE CONTEXTE
Outre le fait qu'il s'agisse là de sujets d'information consacrés à des crises humanitaires en Afrique, ces quatre sujets ont aussi été sélectionnés du fait de l'intense médiatisation dont ont bénéficié ces événements et de l'impact qu'ont eu les images de ces crises humanitaires dans l'espace public français. Le Biafra est souvent, à juste titre, considéré comme la première guerre africaine post-indépendance à être largement couverte par les reporters photo et les télévisions occidentales (elle est plus spécifiquement suivie par les rédactions françaises, le gouvernement ayant pris à l'époque position en faveur des sécessionnistes (4)). Pour certains historiens des mouvements humanitaires (5), le Biafra aurait même posé les fondements de l'action humanitaire moderne notamment pour ce qui est des liens entre humanitaires et médias (6). La famine qui sévit en Ethiopie constitue également un temps fort de la médiatisation des crises humanitaires de ces quarante dernières années (7), dans la mesure où elle a suscité une forte mobilisation de la part de certains artistes français et étrangers pour lever des dons (8) alors que le pouvoir de Mengistu tentait de détourner l'aide humanitaire dans un contexte de lutte contre deux rébellions (9). Les événements rwandais, moins d'un an après le départ du dernier soldat américain de Somalie, constituèrent un autre moment durant lequel les regards des rédactions françaises se tournèrent très largement vers une crise humanitaire du continent africain. Si le génocide des Tutsis du Rwanda avait bénéficié entre avril et début juillet 1994 d'une couverture médiatique relativement modeste, la crise humanitaire et l'épidémie de choléra du mois de juillet ont bénéficié d'une très intense médiatisation (10), de nombreux journalistes étant désormais sur place dans le sillage des soldats français de l'opération Turquoise (11). Enfin, le conflit du Darfour (12) s'amorce en 2003, commence à être couvert par les rédactions françaises à partir d'avril 2004 puis bénéficie ensuite d'une couverture relativement régulière jusqu'en 2007, avec en France et plus encore aux Etats-Unis, des débats intenses autour de la qualification des événements et de l'emploi ou non du terme « génocide » (13).
Ainsi, dans cette période postcoloniale marquée par de nombreuses mutations technologiques majeures, l'Afrique et ses conflits furent placés à plusieurs reprises au sommet de l'agenda médiatique international par des rédactions françaises qui choisirent souvent de privilégier les aspects humanitaires de ces conflits (14). Dès lors, quelles furent les images diffusées de ces crises à la télévision française et dans quelle mesure celles-ci permirent-elles d'approcher la réalité de la situation sur le terrain ?
DESCRIPTION
Les victimes, les sauveurs et les bourreaux
De nombreux points communs nous paraissent pouvoir être dégagés de ces sujets d'information tant dans leur construction, dans le choix et l'utilisation des images que dans les récits construits en texte et en image sur les événements.
Pour ce qui est de leur construction, les trois sujets de journaux télévisés (15) sont structurés en quatre parties. En premier lieu, le lancement du présentateur pose rapidement le thème du sujet ainsi que sa localisation et surtout insiste, avec un ton grave voire dramatique, sur la situation de crise humanitaire ou de catastrophe humanitaire (Audrey Pulvar parle de « catastrophe humanitaire annoncée »), sur la gravité et l'urgence de la situation (pour le présentateur de Midi 2 « il y a urgence, très grande urgence ») qui contraste en général avec la lenteur ou l'immobilisme de la communauté internationale (A. Pulvar évoque « la lenteur de la réaction de la communauté internationale »). Les sujets s'ouvrent ensuite systématiquement avec une présentation générale de la situation humanitaire où sur de nombreux plans d'enfants squelettiques, de femmes à terre avec leurs bébés ou de plans larges des camps, le commentaire du journaliste dresse sur un ton dramatique, un premier état des lieux à travers la situation d'un enfant en 1985 (« cet enfant était condamné à une mort certaine »), à travers la métaphore de l'enfer en 1994 (« ces millions de réfugiés ont passé les portes de l'enfer (...) et si la mort les a épargnés pendant les massacres, elle les retrouve ici..») ou encore à travers la liste des menaces qui pèsent sur ces populations. Ainsi, d'emblée, sont posés les cadres d'une crise jugée extrêmement grave voire catastrophique dans un contexte marqué par l'omniprésence de la menace de la mort.
Dans un second temps, les sujets introduisent un nouvel acteur : l'humanitaire. En général blanc et français, celui-ci apporte au témoin-journaliste et au téléspectateur, depuis Paris (Thierry Allafort-Duverger de MSF pour le Darfour ; Brigitte Lassey de MSF pour l'Ethiopie) ou depuis le terrain (un humanitaire sur place pour l'Ethiopie et le Rwanda), une expertise et un regard supposé rationnel sur la situation. A ce titre, son témoignage permet de décrire la situation en chiffres, de mesurer les risques et d'évaluer l'ampleur des besoins ; il met ainsi en ordre le désordre et offre en général des perspectives de sortie de crise. Notons cependant, l'utilisation différente du témoin humanitaire faite dans le sujet sur le Rwanda, puisque loin d'apporter une expertise, celui-ci exprime, au bord des larmes, sa stupéfaction et son impuissance face à la situation, ce qui permet à la journaliste d'évoquer « une goutte d'humanitaire dans cet océan de détresse ». Enfin, un dernier temps est généralement consacré à ceux qui empêchent la résolution de la crise et aux difficultés qui se posent : sont ainsi évoqués les belligérants et/ou les autorités locales (mise en valeur de la menace persistante des cavaliers janjawids, et de la volonté de Khartoum de combattre toute ingérence extérieure ; dénonciation du double discours des autorités éthiopiennes sur MSF) ou des problèmes logistiques (problèmes d'alimentation en eau potable et d'encombrement des routes et des aéroports pour le Rwanda). Face à ces difficultés, la communauté internationale est le plus souvent accusée de ne pas agir assez vite, même si le rôle de la France est ici perçu plutôt positivement.
Au total, trois aspects de l'événement nous sont donnés à voir à travers trois types d'acteurs : les victimes et leurs souffrances, les humanitaires et leur dévouement et enfin les belligérants et les autorités locales considérés comme responsables de la crise. Les sujets étudiés font évoluer ces acteurs dans trois temporalités différentes évoquées en trois étapes : nous avons d'abord le temps d'un présent figé avec des victimes vulnérables présentées dans leur isolement, puis vient le temps de l'action avec l'évocation de l'intervention des humanitaires qui rompt cet isolement en enfin le temps de la projection vers un avenir qui dépend de l'attitude des autorités et de la résolution d'un certain nombre de difficultés.
Etape 1 |
Etape 2 |
Etape 3 |
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Le temps de l'isolement | Le temps de l'action | La projection vers l'avenir | ||||||
Le constat : souffrance et isolement des victimes avec une forte présence de la mort | L’intervention et le dévouement des humanitaires rompent cet isolement | L'avenir des populations dépendent de l'attitude des autorités locales et/ou de la résolution de certains problèmes | ||||||
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Figure 1. Un exemple de structure récurrente des sujets portant sur les crises humanitaires
Le choix des images : l'omniprésence de la mort
Quelles sont les images choisies et quel est leur rôle au sein de la mise en scène de l'événement ? Plusieurs éléments nous paraissent ici remarquables dans leur récurrence notamment pour ce qui est de l'omniprésence de la mort à l'image.
D'abord, malgré la distance chronologique qui sépare ces quatre sujets, force est de constater la grande proximité dans les choix de plans et de séquences présentant la souffrance des victimes. En effet, la souffrance des populations civiles nous est donnée à voir à travers de nombreux plans rapprochés d'enfants squelettiques aux visages graves ou de plans moyens de femmes tenant leurs enfants dans leurs bras (figures 2 et 3)... Autant de scènes qui mettent en valeur la souffrance et la vulnérabilité des plus fragiles face à la menace de la mort (16), mais qui nous montrent aussi des morts en puissance qui semblent abandonnés par le monde entier (figure 4 et 5 (17)).
Biafra | Ethiopie | Rwanda-Zaïre | Darfour |
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Figure 2. Les enfants face au risque de la mort (source INA)
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Figure 3. Les mères et leurs enfants face à la mort (source INA)
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Figure 4. La fuite et l'exode des populations face à la menace (source INA)
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Figure 5. Les plans larges des camps et de foule (source INA)
En outre, la présence de la mort est parfois imposée de manière encore plus directe au regard du spectateur occidental avec des scènes de rues montrant des cadavres à terre dans le sujet sur le Biafra, le plan final de deux cadavres d'enfants dans un linceul à la fin du sujet sur l'Ethiopie ou encore de nombreux plans d'enfants agonisant ou de cadavres jonchant le bord des routes dans le cas du Rwanda (figure 6) ; dans tous les cas, la proximité entre les morts et les vivants ajoute au sentiment de menace qui pèse sur ces derniers. Une différence a pu être observée dans la présence de cette représentation de la mort : absente dans le cas du Darfour, plutôt rare dans les sujets sur le Biafra (deux plans assez courts) ou l'Ethiopie (un plan de plusieurs secondes), elle est en revanche omniprésente dans le sujet sur les réfugiés rwandais dans la mesure ou plusieurs séquences nous donnent à voir des cadavres.
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Figure 6. Des représentations de la mort qui a frappé (source INA)
Face à cette mort probable, certaine ou effective, les images des Occidentaux évoquent des recours possibles. L'action humanitaire incarne une première solution possible avec des images de l'organisation de cette action depuis les bureaux de MSF à Paris (Darfour) ou encore des images de l'implication des humanitaires au chevet des enfants noirs (Ethiopie) (figure 7). L'action diplomatique est également mise en image à travers les déclarations des responsables occidentaux qui s'estiment préoccupés par la situation. Dans les deux cas, ces images du monde occidental contrastent fortement avec les images des réfugiés et incarnent un salut possible.
- | Ethiopie | Rwanda-Zaïre | Darfour |
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Figure 7. Les humanitaires en action sur le terrain ou depuis Paris (source INA)
Ainsi, le combat engagé par les victimes et les humanitaires face à la mort est la principale réalité livrée au regard des téléspectateurs autour de trois étapes que l'on retrouve de manière assez systématique. Pour autant, dans quelle mesure les usages et les enjeux que revêtent ces images de souffrance permettent-ils de comprendre leur récurrence et leur omniprésence depuis le Biafra ?
INTERPRETATION
Des images de souffrance, entre discours humanitaires et instrumentalisation
Dans un premier temps, les choix opérés ici nous informent sur certains des liens entretenus entre les humanitaires et les médias. Ces quatre sujets ne permettent pas d'aborder toute la complexité de ces liens, ni même tous les aspects de l'évolution des rapports entretenus entre ces deux groupes (18). Cependant, ils autorisent la mise en valeur de certaines interdépendances entre journalistes et humanitaires. Les journalistes s'appuient d'abord sur les humanitaires pour avoir des informations sur la situation sans dépendre des belligérants, les humanitaires jouant ici un rôle d'expertise. Ils sont ensuite utiles pour accéder aux populations et obtenir des images spectaculaires et/ou choquantes qui vont permettre de nourrir les discours journalistiques sur le thème de la « catastrophe humanitaire » et les « topiques » du sentiment (19) et de la dénonciation (20). De leur côté, les humanitaires ont recours aux journalistes afin de faire connaître leur action et de lancer des appels aux dons ; ils les accueillent ainsi dans leur siège parisien à des fins de communication, leur fournissent un accès au terrain (21) et souvent des images et des rapports sur la situation sur le terrain. Cette collaboration (22) n'est cependant pas sans poser de difficultés puisque la médiatisation d'une cause génère pour les humanitaires le risque de mécontenter les belligérants mis en accusation (comme ici les janjawids et les autorités de Khartoum), tandis qu'existe pour les journalistes le risque d'être manipulés par une source qui a intérêt à dramatiser la situation afin de récolter des dons. Dans tous les cas, les exemples étudiés ici révèlent une fois encore la force symbolique des images médiatiques mises au service de la rhétorique humanitaire.
Ensuite, ces sujets révèlent la place centrale des images figurant la mort dans la médiatisation des crises humanitaires ainsi que les enjeux stratégiques de telles images (23). En effet, alors que la présentation de cadavres et de victimes en images et en plans rapprochés est plutôt rare du fait d'un certain nombre d'interdits (24) (et peut-être aussi à cause de la peur d'associer des annonceurs au spectacle de la mort), nous avons dans ces sujets une mort mise en avant et présente dans ses différentes temporalités (25), à savoir la mort comme menace incertaine ou probable, la mort effective déjà réalisée, et plus rarement comme sur les images de victimes rwandaises agonisantes, la mort en train de frapper. L'usage de ce type d'images sert les récits construits par les journalistes, car elle leur permet à la fois de dramatiser leur narration en s'appuyant sur la menace de la mort, d'obtenir des images particulièrement spectaculaires et/ou choquantes susceptibles de frapper le téléspectateur, tout en servant un discours dénonciateur. Il faut cependant s'interroger également sur les usages politiques et géopolitiques qui ont pu être fait de ce type d'images. Ainsi, elles ont pu servir d'outil de délégitimation d'un adversaire (dans le cas du Biafra, montrer les victimes de la famine, c'est dénoncer le choix du blocus mené par gouvernement officiel dans un contexte où les autorités françaises soutiennent la sécession biafraise (26)) ou de moyen de mobilisation de l'aide alimentaire pour la détourner ensuite. Ces images peuvent aussi avoir pour rôle de légitimer un engagement (27) (dans le cas du Rwanda, mettre à la « une » les images de la « catastrophe humanitaire » a pu permettre aux autorités françaises de montrer la légitimité et l'utilité d'une opération Turquoise pourtant fortement critiquée à l'origine) ou de manifester la puissance d'un Etat occidental. Dans tous ces cas, les images de victimes sont ici de bons outils de mobilisation des opinions publiques et il serait intéressant d'aller plus loin pour questionner les stratégies des acteurs externes à la sphère médiatiques pour influencer le regard porté sur l'événement.
Images de victimes, accusation de génocide
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Enfin, il nous paraît nécessaire de questionner les conséquences de la répétition de ce type d'images de victimes africaines dans les imaginaires occidentaux. Susan Sontag (28) ou Luc Boltanski (29) ont insisté sur les effets de la récurrence de ces images d'enfants squelettiques, de foules affamées ou de mères effrayées pour dénoncer les risques d'une insensibilisation à la souffrance d'autrui. Ensuite, il faut noter qu'en 1969 comme en 2004, ces images restent les principales images présentées de l'Afrique au public occidental ce qui contribue au renforcement des représentations misérabilistes déjà dominantes du continent africain (30) ce qui a fait dire à Susan Sontag que « dans la conscience des spectateurs du monde riche, l'Afrique postcoloniale existe avant tout [...] comme une succession de photos inoubliables exhibant des victimes aux yeux immenses ». Enfin, notons que si ces images stéréotypées ont l'avantage d'être immédiatement lisibles et compréhensibles par les téléspectateurs, ces plans larges de foules en détresse tendent aussi à figer les populations africaines dans un rôle symbolique de victimes. Les victimes ne sont à aucun moment présentées comme des sujets possédant un nom, une histoire, une famille, une expérience individuelle et capables d'être acteur des événements ou au moins de produire une analyse de la situation (au delà des simples témoignages qui sont parfois recueillis). Ces représentations dominantes, récurrentes et systématiques depuis la période coloniale (31) sont donc susceptibles de contribuer à renforcer des images très négatives du continent noir.
NOTRE CONCLUSION
Les images de victimes lointaines à la télévision ont donc été depuis 1968 des relais et des vecteurs efficaces de l'action et des discours humanitaires. A travers la mise en scène de la détresse des plus fragiles, ces images nous donnèrent à voir une partie de la réalité des événements au Biafra, en Ethiopie, au Rwanda et au Darfour. Relativement stables, ces mises en scènes s'appuient sur des « images symboles » incarnée par quelques grandes représentations archétypales (32) qui visent aujourd'hui comme hier à produire de l'émotion et du drame au sein des espaces publics où elles sont diffusées, ceci afin de dénoncer des exactions, de mettre en valeur l'action des humanitaires et de susciter la générosité des téléspectateurs-donateurs.
En temps de crise humanitaire, la diffusion de ces images contribue donc à la promotion d'un discours, porté conjointement par les humanitaires et les journalistes et souvent également relayés par les autorités françaises. Ce discours relativement hégémonique (33) et consensuel est pourtant susceptible d'être instrumentalisé dans la mesure où il revêt des enjeux majeurs pour de nombreux acteurs. Ces images de victimes lointaines peuvent en effet délégitimer les belligérants, légitimer à l'inverse une intervention militaro-humanitaire organisée par un Etat ou encore faciliter l'intervention des ONG au plus près du front, ce qui peut modifier l'équilibre des forces et la dynamique d'un conflit (34). Ces nombreux enjeux justifient que les forces armées des différents pays intègrent ces discours et l'action humanitaire à leur stratégie et que dans certains cas ces discours puissent tendre vers des formes nouvelles de propagande (35).
Aussi est-il nécessaire, pour l'historien comme pour le citoyen, d'appréhender ces images avec suffisamment de distance et de méfiance pour distinguer la part de réalité qu'elles nous donnent à voir, tout en mesurant le degré d'instrumentalisation politique de la souffrance qu'elles peuvent aussi parfois contenir.
Notes
1 Magazine d’information créé par Olivier Todd en 1965, concurrent de Zoom et de Cinq colonnes à la une, Panorama était considéré comme le magazine d’information de la direction du journal télévisé et comme ayant un discours assez proche de celui du gouvernement. Pour plus d’informations : Jean Noël JEANNENEY, Monique SAUVAGE (dir.), Télévision, nouvelle mémoire. Les magazines de grand reportage, Paris, Seuil, 1982, 250 p 1982 ; David BUXTON, Le reportage de télévision en France depuis 1959. Le lieu du fantasme, Paris, L’Harmattan, 268 p, 2000 ; Evelyne COHEN, La télévision sur la scène du politique. Un service public pendant les trente glorieuses, Paris, L’Harmattan, 2009, 204 p.
2 Anne VALLAEYS, Médecins sans frontière, la biographie, Paris, Fayard, 2004.
3 Les recherches que nous menons dans le cadre de notre doctorat et qui portent sur la couverture médiatique des conflits africains par les médias français depuis 1994, nous ont permis de choisir, pour le Rwanda et le Darfour, deux sujets relativement archétypaux des sujets de JT diffusés à l’époque sur ces deux conflits. Les deux autres sujets font partie des sujets sur le Biafra et l’Ethiopie rendus accessibles au public par l’INA sur son site.
4 Marc-Antoine de MONTCLOS, Le Nigeria, Paris, Karthala, 1994.
5 Philippe Ryfman date de 1968 le début d’un second siècle de l’humanitaire du fait de l’apparition de nouvelles ONG, de la transformation des pratiques et du repositionnement de la Croix Rouge : Philippe RYFMAN, Une histoire de l’humanitaire, Paris, Repères, La Découverte, 2008, 122 p. Voir également : Yves LAVOINNE, L’humanitaire et les médias, Lyon, PUL, 2002.
6 Philippe Ryfman insiste notamment sur le témoignage public de Bernard Kouchner en 1968, qui en rupture avec les règles de la Croix Rouge, rompt avec la discrétion et tente de mobiliser l’opinion publique. Il ajoute avec Yves Lavoinne que l’humanitaire moderne se caractériserait par la publicité de son action ce que Bernard Kouchner théorise quelques années plus tard avec sa fameuse « loi du tapage médiatique » selon laquelle « sans images, pas d’indignation ». Pour plus de détails, voir l’article d’Yves LAVOINNE, « Médecins en guerre : du témoignage au "tapage médiatique″ (1968-1970), Le Temps des médias, 2005, 192 pp. 114-126.
7 La médiatisation s’amorce en 1984 suite à la diffusion par la BBC le 23 octobre 1984 d’un reportage sur les dénutris du camp de Korem.
8 Parmi les initiatives lancées à l’époque, rappelons celles de Bob Geldof et du Band Aid, la chanson et l’album « We are the world » produits et composés par Quincy Jones, Mickaël Jackson et Lionel Richie ou encore en France l’enregistrement du 45 tours « SOS Ethiopie » dont les fonds issus des ventes furent reversés à MSF.
9 Dans le nord, le gouvernement doit lutter contre l'insurrection du Front de libération des peuples du Tigré et dans le sud contre celle du Front de libération Oromo : Gérard Prunier, L'Éthiopie contemporaine, Karthala, 2007, 440 p
10 Jean Pierre CHRÉTIEN, « Rwanda. La médiatisation d'un génocide », in Fabrice D'ALMEIDA (éd.), Les médias en question : enjeux historiques et sociaux, Paris, Arslan, 1997, pp 53-63
11 Dans la lignée des grandes opérations militaro-humanitaires lancées dans les années 1990, l’opération Turquoise a été lancée le 21 juin 1994, officiellement dans le but humanitaire de venir en aide aux victimes des massacres. Elle fit l’objet de nombreuses polémiques, le gouvernement français étant accusé à l’époque de mener une opération militaire de soutien aux Forces armées rwandaises alors en déroute face aux troupes du Front patriotique rwandais (voir à ce sujet : David AMBROSETTI, La France au Rwanda. Un discours de légitimation morale, Paris, Karthala, 2000, 153 p).
12 Il s’agit selon Phlippe RYFMMAN d’une des opérations humanitaire les plus massive de l’histoire avec 2 millions de déplacés à l’intérieur du territoire, 300 000 réfugiés environ au Tchad et en Centrafrique et près de 13000 travailleurs humanitaires rien qu’au Darfour.
13 Gérard PRUNIER, Le Darfour. Un génocide ambigu, Paris, La Table ronde, 2005, 268 p.
14 Sur le poids du prisme humanitaire dans la couverture des conflits contemporains : Laurent GERVEREAU, Montrer la guerre, Paris, CNDP-Isthme éditions, 2006, 143 p.
15 Appartenant au format des sujets de magazine d’information, le sujet sur le Biafra s’organise de manière différente : une première partie montre aussi la souffrance des enfants et des victimes en gros plan, puis une seconde partie vise à montrer (et à faire entendre !) la réalité des combats ainsi que leurs conséquences diverses (mort de civils ; exode de population ; faim, malnutrition et dénuement ; destruction avec des plans de véhicules en feu).
16 Dans le cas du sujet sur le Biafra, l’absence de commentaire est compensée par des sons de gémissements d’enfants et par des voix de femmes qui semblent implorer, ce qui renforce encore le sentiment de souffrance et d’abandon.
17 Ce sentiment d’abandon est également renforcé par certains plans larges des camps du Darfour où du Zaïre (figure 5) ou des milliers de tentes de fortunes sont confrontées à des éléments qui paraissent hostiles (vents violents pour le Darfour ; brume pour le Rwanda) isolant ainsi encore un peu plus ces camps dans un « au-delà » très éloigné de l’univers du téléspectateur occidental. C’est l’entrée en scène des humanitaires dans le second temps des sujets qui rompt cette impression d’isolement.
18 Nous n’avons pas ici pour objet de traiter de l’ensemble de ces liens et de leur évolution et nous renvoyons pour cela à l’ouvrage de Pascal DAUVIN (La communication des ONG humanitaires, Paris, L’Harmattan, 2010, 199 p.) qui décrit les évolutions de la rhétorique humanitaire dans un contexte de professionnalisation de la communication des ONG.
19 Nous entendons ici par « topique du sentiment », l’orientation du regard des téléspectateurs vers la souffrance des victimes et l’appel à la compassion et à la pitié.
20 Dans les dernières parties des trois sujets de JT, le discours des journalistes renforcé par les images de souffrance et de cadavres, vise aussi à dénoncer les responsables de la crise et des exactions.
21 Dans le cas du Darfour, l’accès aux camps du Tchad fut le premier mode d’approche des journalistes français au conflit du Darfour. Cette région difficile d’accès, dont l’entrée est étroitement contrôlée par les autorités de Khartoum (visas+ permis de voyager) fut parfois accessible grâce aux moyens de locomotion et à la bonne connaissance du terrain des humanitaires restés sur place.
22 Rappelons une fois encore la spécificité de ces moments de crise humanitaire et l’absence de médiatisation de la plupart des actions quotidiennes des ONG.
23 Gérald ARBOIT, « Rôles et fonctions des images de cadavres dans les médias », AFRI, vol.4, 2003, pp. 828-849.
24 Philippe ARIES, L’Homme devant la mort. Paris, Ed. Le Seuil, 1977 ; Jean BAUDRILLARD, L’échange symbolique et la mort. Paris, Gallimard, 1976.
25 Rappelons ici les distinctions opérées par Vladimir JANKELEVITCH (La mort, Paris, Flammarion, 1977) : celui-ci souligne l’existence de différentes temporalités de la mort et distingue « l’en-deçà de la mort » (la mort avant la mort comme éventualité abstraite, mort probable ou mort imminente) et « l’instant mortel » (cet instant durant lequel le vivant vit sa mort) et « l’au-delà de la mort » (la mort réalisée, concrétisée, effective).
26 Nous renvoyons ici aux analyses de Rony Brauman (« Les liaisons dangereuses du témoignage humanitaire et des propagandes politiques. Biafra, Cambodge, les mythes fondateurs de Médecins sans frontières », in Marc LE PAPE et alii, Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Paris, La Découverte, 2006, p 188-204). R. Brauman montre comment les autorités biafraises ont organisé une véritable campagne de communication avec l’aide de l’agence genevoise Mark Press afin d’imposer l’image d’un génocide au Biafra et de représenter l’ennemi sous les traits du barbare ; les humanitaires ont ici joué un renfort de poids dans le constat des atrocités, leur témoignage servant ici la guerre psychologique menée par la sécession biafraise). De nombreuses organisations humanitaires américaines (et parfois françaises) ont également accusé Khartoum de commettre un génocide, accusation parfois bien relayée par certaines images.
27 Cet engagement se fit souvent au nom du « droit d’ingérence » concept développé en 1986 et 1987 par Bernard Kouchner et Mario Bettati, selon lequel la souffrance des populations justifie le non-respect par la communauté internationale de la souveraineté des Etats.
28 Susan SONTAG, Devant la douleur des autres, Paris, Christian Bourgois Editeur, 2003, 138 p.
29 Luc BOLTANSKI, La Souffrance à distance, Paris, Metailié, 1993, réed. 2007, 515 p.
30 Charles MOMOUNI, « L’image de l’Afrique dans les médias occidentaux : une explication par le modèle de l’agenda setting », Les cahiers du journalisme, n°12, automne 2003, p 152-169.
31 Catherine COQUERY-VIDROVITCH, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire », in Marc FERRO, Le livre noir du colonialisme. XVIème-XXème : de l’extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003, p 863-925.
32 Qui peuvent aussi bien être produites par les services de production audiovisuelle de l’armée et les journalistes ou par les humanitaires eux-mêmes.
33 Philippe JUHEM, « La légitimation de la cause humanitaire : un discours sans adversaire », in Mots, mars 2001, n°65, pp 9-27.
34 François JEAN, « Le triomphe ambigu de l’humanitaire », in Tiers Monde, 1997, tome 38, n°151, p 641-658.
35 Pour Rony Brauman, qui cite les travaux d’Annette Becker sur les liens entre l’action de la Croix Rouge et la culture de guerre dans le contexte de la première guerre mondiale, « le "témoignage humanitaire", tel qu’il est habituellement décrit, c’est-à-dire comme geste inaugural d’une nouvelle génération de l’aide humanitaire, est à restituer dans cette histoire de la propagande de guerre ». « Rony BRAUMAN, « Communication, témoignage et politique. A propos de la guerre du Biafra et du cyclone de Birmanie », in Pascal DAUVIN, La communication des ONG humanitaires…op. cit., 149-156.
Liens
http://www.ina.fr/histoire-et-conflits/autres-conflits/video/I00000113/famine-au-biafra.fr.html
http://www.ina.fr/economie-et-societe/vie-sociale/video/CAB85112062/medecins-sans-frontieres.fr.html