Education et Images
Laurent Gervereau, président de l'Institut des Images, philosophe.
Images : des repères ou des outils ?
Jamais on aura autant parlé d'images et d'éducation. Et pour cause. Jamais non plus n'a existé un tel phénomène : la circulation planétaire exponentielle d'images de toutes époques, sur tous support et de toutes civilisations. Souvent d'ailleurs ces images sont fortement accompagnées d'écrit ou de son qui pèsent fortement sur leur interprétation.
Quel ministre n'a pas claironné la nécessité d'une éducation aux images ? Mais ensuite combien de plans ont sombré dans l'oubli ou le bricolage circonstanciel ? Il est vrai que le terrain est gigantesque, mouvant, et l'approche difficile. Pour tenter d'y voir clair sur cette place de l'image dans l'éducation, il est nécessaire de réfléchir d'abord aux grandes missions éducatives. L'heure est à la remise en question générale. Dans un univers globalisé en effet, les attentes changent, comme les publics. Ensuite, il sera possible de comprendre comment les images constituent de nouveaux outils pédagogiques. Enfin, nous nous attacherons à l'enjeu fondamental de ce que peut enseigner l'univers des images : donner des repères simples pour s'y retrouver dans le déversement iconographique sans limites et savoir basiquement analyser.
La boussole éducative
Nous vivons un paradoxe. Il est demandé au système éducatif, non seulement d'enseigner mais d'éduquer. Parallèlement, chacune et chacun a compris que des connaissances primordiales étaient nécessaires, sous peine d'être vraiment pénalisé dans nos sociétés (ce qui se discute en forêt amazonienne où d'autres savoirs, tout aussi respectables, sont indispensables) : lire, écrire, compter... Si nous poussons plus loin le raisonnement sur ces acquis fondamentaux, il est assez étonnant que certains passent pour superfétatoires, sorte de luxe pour riches. Regardons en vrac et rapidement ces fonctions essentielles de base pour situer notre enjeu dans un cadre plus large.
Le sport, c'est-à-dire l'exercice du corps, est promis à un nécessaire développement. En revanche, l'éducation gustative ou aux senteurs balbutie, en dehors de « semaines du goût ». Pourtant, la sensibilisation dans ce domaine rejoint la lutte de santé publique stratégique contre des consommations irraisonnées martelées par la publicité qui touchent, comme par hasard, les familles modestes. Là aussi, la pluralité s'apprend.
Plus grave sont les menaces qui pèsent, non pas sur la maîtrise de la langue (des langues ?) – absolument nécessaire à l'écrit et à l'oral dans nos sociétés –, mais sur des repères permettant de se placer dans le monde. A cet égard, l'exercice philosophique, incluant une histoire des religions, se révèle capital pour forger des outils critiques. Les mathématiques, nous le savons, donnent des bases au rationnel et à l'expérimental. On pense. On bouge. On mange et on sent. On parle. Mais où sommes-nous ?
Géographie et vie de notre planète devraient permettre de comprendre les grands enjeux spatiaux et environnementaux. L'histoire vient apporter de son côté des connaissances temporelles indispensables. Quelle histoire ? Ne retombons pas dans les débats faussés de « l'identité nationale ». La seule histoire qui ait un sens désormais est une histoire stratifiée (elle correspond à nos identités stratifiées d'ailleurs). Elle part du local (nous ne connaissons pas assez l'histoire longue de là où nous vivons), passe par le national (nous vivons dans un pays déterminé), s'ouvre au continental (notre histoire est en interactions constantes avec l'Europe, par exemple) et au planétaire (homo sapiens vient d'Afrique et les circulations humaines n'ont jamais cessé). Pour un enfant à Limoges, il est crucial désormais de connaître l'histoire longue de Limoges, celle de la France, de l'Europe, comme de l'Afrique ou du globe.
Ce travail de repères concerne d'autres domaines occultés ou presque de l'enseignement : l'écoute et le regard. L'inculture musicale s'avère en effet atterrante. Là encore, c'est d'une histoire longue et planétaire dont nous avons besoin, pas d'absorber de la portée musicale. Il faut comprendre tous les types de musiques, qui se sont développés sur tous les continents, les évolutions, les influences. Dans ce contexte, s'insèrera l'histoire spécifique de la musique dite « classique » européenne et les bouleversements du XXe siècle, tant du côté du dodécaphonisme que de la chanson, du jazz, de la pop et des différents genres actuels sur tous les continents. Notons qu'il s'agit là pourtant d'un type d'expression universel concernant tous les humains (ce qui n'est pas le cas de la littérature, par exemple) et devrait donc appartenir aux connaissances universelles.
Et puis le regard. Comment imaginer, alors que nous sommes bombardés, pour la première fois dans l'histoire, d'images de toutes époques, sur tous supports et de toutes civilisations, que nous n'ayons aucune initiation permettant de les identifier. Il est vraiment temps d'imposer partout une histoire générale de la production visuelle humaine. Ce n'est ni un leurre ni un gadget. Il s'agit d'une manière décisive de comprendre le monde, structurante pour la formation des citoyens.
Bref, il devient urgentissime de repenser et organiser la boussole éducative en fonction de l'évolution profonde de nos classes scolaires, de nos techniques, de l'organisation du monde.
Utiliser les images pour enseigner
D'aucuns objecteront qu'il faut aussi savoir se servir des images, pas seulement les subir. Elles changent en effet profondément la donne éducative. Quand tous les établissements sont connectés au Net, un nouvel équilibre est à trouver entre la présence physique et le travail à distance. Vidéos, animations numériques, dialogues visuels en direct, offrent des moyens inédits dans ce qui va devenir un marché mondial de l'éducation. La déterritorialisation se couplera avec le développement de savoirs globaux, d'une histoire globale, comme les mathématiques ne sont pas locales ni les sciences de l'environnement. Mais la dimension très locale sera aussi plus importante qu'aujourd'hui : local-global . Chez les Dogons, on apprend d'abord en langue dogon des contes dogons. Ensuite, on passe en français ou en bambara à des savoirs dits-« internationaux ». Connaître son lieu d'ancrage est essentiel. Posséder des outils pour comprendre les enjeux planétaires l'est aussi. Cette ubiquité est un dialogue.
Les images forment ainsi des outils d'enseignement essentiels quand le livre ne disparaît pas mais devient un des éléments du dispositif éducatif : regardons les progrès si rapides de l'e-learning. Bientôt, chaque établissement pourra développer sa web-tv. Allons-nous alors vers un enseignement à distance, tandis que la famille ou la communauté s'occupe de l'éducation ? Probablement pas, même si cela permet de faciliter les apprentissages à distance. Le contact direct, la socialisation dans des classes, constituent un éveil fondamental et précieux à l'entrée dans sa société.
Le statut de l'image dépasse là largement son simple rôle illustratif, qu'elles soient fixes ou mobiles.
Voilà pourquoi il devient indispensable parallèlement que les enfants comprennent comment les images se fabriquent. Il faut commencer par Internet mais aussi tout le numérique comme les jeux vidéos ou les web-tv. A partir de là, on peut saisir qu'Internet cumule beaucoup d'images venant de supports très variés. Et cela conduit donc à étudier techniquement ces supports : journal, estampe, peinture à l'huile, sculpture et objet, film, photographie... La connaissance technique n'est pas forcément destinée à pousser à la pratique. Elle permet de différencier les images, de sortir du bloc indifférencié tout-écran : de leur fabrication à leurs usages.
Un autre volet concerne le rapport avec les créateurs d'images. Il s'agit là d'un point plus délicat. La passion des images, la délectation, ne s'apprennent pas vraiment. D'autre part, il est des créateurs plus ou moins bons pédagogues. Enfin, le but n'est pas forcément de faire croire que la pratique artistique permet de fabriquer un travail artistique. Comme à la Star Academy, il y a beaucoup de postulants et peu d'élus et, même parmi ces élus, peu de carrières véritables. Recycler par démagogie tous les artistes ayant échoué à vivre de leur pratique pour faire croire à tous les enfants de France qu'ils vont faire fortune en créant est un leurre dangereux.
Le rapport aux artistes est vraiment une question de pédagogie et d'excellence. Peut-être, là aussi, les images à distance permettront d'offrir le meilleur à toutes et tous.
En tout cas, cela ne dispense nullement d'être initié aux techniques et à l'histoire générale des images, de manière à disposer de repères simples. Les images-outils d'enseignement nécessitent en effet d'en comprendre les fonctionnements pour passer du statut de consommateur passif à celui de citoyenne ou de citoyen éclairé. Ensuite, il faut se pencher --nous le verrons-sur l'étude des contenus de ces images pour compléter cette approche à la fois cognitive et d'exercice critique. Tout cela peut se faire dès le plus jeune âge, par paliers.
Les nouveaux vecteurs d'images changent ainsi profondément les techniques éducatives. Ils rendent nécessaire de savoir différencier les supports des images premières (une photo, un tableau, une sculpture, un film...) avant de comprendre leurs modes de diffusion comme images secondes (singulièrement sur le Net mais aussi sous forme de t-shirts, par exemple). Ensuite, des ouvertures peuvent se faire pour éduquer au goût, comprendre l'acte créateur, savoir se délecter et intégrer les efforts et le plaisir.
Se repérer dans l'univers visuel
Dans le domaine visuel, il importe de disposer aussi de repères simples sur les contenus. Les enfants doivent ainsi pouvoir sérier, trier, identifier ce qu'ils regardent. La base de ces repères tient dans le fait de ne pas mélanger les époques, les supports, les civilisations. Une histoire générale de la production visuelle humaine est possible
Les grands axes tiennent à la circulation planétaire des images, qui est une constante, des origines aux grandes civilisations. Ensuite, il est essentiel d'appréhender un phénomène singulier : l'invention de l'art à la Renaissance en Europe, c'est-à-dire le fait de ne plus avoir des objets ou des représentations qui sont à la fois utiles et esthétiques, mais de produire des peintures, sculptures, uniquement pour la délectation esthétique. Cette histoire européenne en est venue à phagocyter au XXe siècle les productions antérieures et des civilisations (comme en Afrique) qui n'avaient absolument aucun rapport.
Le troisième grand axe est la multiplication industrielle des images. Elle commence vers 1850 avec l'ère du papier, se poursuit vers 1916-1917 avec l'ère de la projection (le cinéma), puis celle de l'écran à partir des années 1950 (la télévision), enfin le temps du cumul vers 2000 avec Internet et la perpétuation de tous les autres supports.
Chacune et chacun s'initie de cette manière à classer l'univers visuel. S'agit-il d'une « histoire des arts », comme elle est réclamée et comme les nouvelles directives veulent l'instaurer ? Ne crachons pas sur les progrès dans ce domaine : face au néant, toute avancée est méritoire. Pourtant, la notion d'art, même au pluriel, reste très discutable et très partielle. Quand nos enfants sont bombardés de publicités et de jeux-films (puisque maintenant nous entrons dans le multi-supports), identifier Picasso, une chaise Louis XV et une photo de Cartier-Bresson ne suffit pas. Par ailleurs, l'ouverture aux arts dits-vivants est une bonne chose mais brouille le message : en histoire du visuel, le théâtre ou la danse ne sont peut-être pas les enjeux premiers, quand ils peuvent au contraire constituer des outils d'expression personnelle et compléter utilement l'éducation physique dans une dimension qui n'est pas seulement corporelle.
Cela nous fait comprendre le dernier enjeu essentiel dans ce travail de mise en place de repères : l'analyse des images. A côté de nos décryptages spontanés (d'ailleurs de plus en plus rapides chez les jeunes – ce qui provoque des publicités au 3e ou 4e degré), il est essentiel là encore de prendre conscience d'un absolu besoin de méthode en la matière. D'abord, sortons résolument d'un tour de passe-passe sémiologique naïf : nous ne « lisons » pas les images. Sauf des publicités ou de la propagande qui se veulent monosémiques (un seul message) – et encore –, il existe plusieurs manières de les interroger et aucune méthode n'épuise leur sens : une image n'est pas un discours et une figure de rhétorique ne suffit pas à en caractériser le fonctionnement.
L'analyse des images passe par trois phases : la description, le contexte, l'interprétation . La description s'inspire des outils mis en place par les historiens d'art de longue date. Elle est fondamentale, car souvent une description minutieuse alerte sur des aspects insoupçonnés. Le contexte s'inspire du travail des historiens. C'est lui qui constitue un garde-fou précieux contre toutes les formes d'élucubrations anachroniques : travail sur les conditions de création et de diffusion, sur les réceptions premières et les réceptions postérieures. Enfin, l'interprétation devrait s'organiser entre un temps de synthèse des éléments rassemblés dans la description et le contexte, et un autre où des hypothèses plus personnelles peuvent être émises. Mais, avant toute chose, il faudra choisir ce qu'on étudie (son objet ou son corpus d'objets) et les axes prioritaires de recherches, car – répétons-le – rien ne peut épuiser le sens d'une image et un corpus incomplet (des journaux au hasard, par exemple…) décrédibilise tout le château de cartes de l'analyse.
Répétons-le, ces trois phases peuvent être facilement apprises dès le plus jeune âge, puis perfectionnées.
Se repérer dans nos univers visuels relève ainsi d'apprentissages complémentaires : apprentissage des techniques et du processus créateur, apprentissage de l'histoire générale du visuel et des techniques d'analyse.
« Français, encore un effort si vous voulez être républicains », écrivait le Marquis de Sade dans La Philosophie dans le boudoir. Nous dirions qu'il y a une prise de conscience aujourd'hui d'un monde qui change, d'outils totalement nouveaux, de fondements culturels différents et d'attentes inédites. Français, encore un effort pour enseigner à nos contemporains, pourrions-nous proclamer pour parodier Sade. A cet égard, il est temps de repenser alors à la fois les méthodes d'enseignement et les contenus. Pas de bricolages à la petite semaine masquant des conservatismes puissants.
Les images-outils modifient indéniablement la façon d'enseigner. Le bombardement indifférencié des images parallèlement est un sujet prioritaire d'étude, autant que lire, écrire ou compter. Outre les méthodes d'analyse, il repose sur la compréhension d'un temps long avec ses différentes phases.
Nul doute que l'histoire des arts, dans ce contexte, n'est qu'une étape.
Cet article de réflexion générale, au moment du début de la mise en place du plan d'éducation aux arts en France, a été écrit pour les e-Dossiers de l'Audiovisuel, revue numérique de l'Institut national de l'audiovisuel, numéro spécial sur « Qu'enseignent les images / Qu'enseigner par l'image ? » d'octobre 2010.
Notes
Sur la philosophie de la relativité, voir rubriques « livres » sur www.gervereau.com.
Laurent Gervereau, Images, une histoire mondiale, Paris, Nouveau monde/CNDP, 2008.
Voir aussi : Laurent Gervereau (dir.), Dictionnaire mondial des images, Paris, Nouveau monde, 2006 (rééd. Poche 2010).
Outre www.decryptimages.net, voir Laurent Gervereau, Voir, comprendre, analyser les images, Paris, La Découverte, 2004-2009 (5e édition) et pour les enfants : Cabu, Laurent Gervereau, Le Monde des images. Comprendre les images pour ne pas se faire manipuler, Paris, Robert Laffont, 2004.