Les images du Christ
- par Alexandra Duchêne, Imagesmag, 2000
En 2000, l'exposition de la National Galery de Londres sur les représentations du Christ présentait, entre autres, une Crucifixion de Salvador Dali. L'auteur propose une étude du tableau, dans ses dimensions symbolique, historique et spitiruelle.
QUOI
Une exposition
Au printemps 2000, The National Gallery à Londres se proposait de retracer l’évolution iconographique, sur 2000 ans, de la représentation de Jésus Christ, fils de Dieu. Alors que seul son nom était symbolisé par les premiers chrétiens, son image s’est peu à peu codifiée dans les traits d’un homme barbu. Les épisodes de sa vie, relatée par les Evangiles et les textes apocryphes, sont devenus les étendards de l’Eglise. Cette exposition sera poursuivie d’un cycle d’émissions audiovisuelles permettant d’approfondir ce thème de recherche profondément lié à notre histoire collective.
Description
Le Christ crucifié surplombe un golfe rocheux. Son corps, magnifiquement modelé, se pare d’une couleur dorée par une lumière chaude venue de la droite du tableau. Sa tête retombe lourdement sur sa poitrine de sorte que le spectateur ne peut voir son visage. La courbure de ses épaules, prolongée par ses bras, forme un demi-cercle dont l’ombre portée se dessine sur la croix.
Des mains, crispées, évoquent la douleur de cet instant ; la mort du Christ en tant qu’homme. Le paysage lagunaire, baigné d’une lumière crépusculaire est le port Lligat, un petit bourg catalan à deux kilomètres de Cadaquès, village natal de Salvador Dali. Des petits personnages sont disposés sur les berges à côté de barques typiques de cette région de l’Espagne.
La source biblique
L’épisode de la crucifixion est relaté dans les évangiles selon Matthieu, XXVII, 33-56 ; Marc, XV, 22-41, Luc, XXIII, 33-49 ; Jean, XIX, 17-37. A l’époque romaine, il s’agissait d’une peine capitale couramment appliquée, pour les criminels les plus infâmes et pour les esclaves. Dans la doctrine chrétienne, par son sacrifice sur la croix, Jésus permit la Rédemption de l’homme, c’est-à-dire qu’il libéra l’humanité du péché originel d’Adam. Le catholicisme, prônant l’image comme l’un des véhicules de la foi et comme outil didactique pour le catéchisme, multiplia de telles représentations de piété à travers les siècles.
COMMENT
Des références à l’art des siècles passés
Plusieurs détails montrent l’intérêt de Salvador Dali pour l’histoire de l’art et sa capacité à s’en imprégner pour créer un art intemporel.

Au sommet de la croix, un papier carré légèrement froissé rappelle les œuvres religieuses de la Renaissance. Dans certains tableaux, ces cartels de papiers servaient parfois d’espace, de signature aux peintres. Dans ce cas, le papier illustre le fait que dans l’Antiquité, une inscription indiquant la nature du crime commis était suspendue au cou du condamné lorsqu’on l’emmenait vers le lieu de l’exécution, puis était fixée au sommet de la croix.
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Jean (XIX, 19-20) raconte comment Pilate plaça sur la croix cette inscription : “Jésus de Nazareth, roi des Juifs” en hébreu, en grec et en latin.
A la Renaissance, les artistes indiquent en général uniquement en latin : "Iesus Naza-renus Rex Iudaeorum" abrégé en I.N.R.I. Ces morceaux de papier sont également visibles dans l’Ecce Homo d’Andrea Mantegna vers 1500 sur lesquels est écrit plusieurs fois en latin, tel un réquisitoire, “Crucifiez-le, prenez-le et crucifiez-le”.
Des personnages issus du passé
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Deux petits personnages, placés dans le bas de la composition, se rattachent à l’art des siècles passés. Le premier, de face, est l’exacte réplique d’un paysan extrait d’un tableau français du XVIIe siècle par Louis Le Nain, Paysans devant leur maison. Il s’agit d’un vieil homme, au costume rapiécé, se tenant debout, une main derrière le dos. Il regarde le spectateur mais devient, par l’insistance de son regard, le voyeur de ce qui se trouve à l’extérieur du tableau. Peut-être nous invite-t-il à participer à la scène rurale.
Un autre personnage, de dos, se trouvant sur la rive, sort ses filets de pêche de l’eau. Il s’agit de la réplique d’un dessin préparatoire de Velazquez pour le célèbre tableau la Reddition de Breda.
L’esthétique du corps
Russ Saunder, un célèbre cascadeur hollywoodien, servit de modèle pour la figure du Christ. Il était notamment la doublure de Tyrone Power, de Gene Kelly et d’Alan Ladd. Salvador Dali, qui avait travaillé, en 1946, avec Walt Disney sur un projet qui n’a pas abouti et qui conçut la scène du rêve pour le film d’Alfred Hitchcock La maison du docteur Edwardes, utilisa la magie du cinéma et la recherche de la perfection physique liée aux mythes américains pour montrer la beauté de Dieu telle qu’elle doit être.
Cette attente de la plastique parfaite se révèle en totale opposition avec les œuvres du passé qui, tel le célèbre retable d’Issenheim de Grünewald, montrent un corps de Christ souffrant et mutilé, pour évoquer l’immense sacrifice du fils de Dieu.
Dali et la religion
L’impulsion créatrice pour ce tableau religieux s’opéra lorsque Salvador Dali vit le Christ dessiné par Saint Jean de la Croix, un carme déchaussé, ascète qui vivait à Avila en Espagne au XVIe siècle. Envoûté, il eut alors une vision : « [...] je résolus géométriquement un triangle et un cercle qui, “esthétiquement”, résument toutes mes expériences antérieures et inscrivis mon Christ dans ce triangle ».
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Salvador Dali, en tant qu’athée, ne niait pas la religion et espérait trouver la Foi. Mais, dans son esprit : « Le Ciel ne se trouve ni en haut, ni en bas, ni à droite, ni à gauche, le Ciel est exactement au centre de la poitrine de l’homme qui a la Foi ». Pour lui, la religion est une alliance entre l’humanisme et l’atome, la cellule biologique. Il était athée mais animé par un sens panthéiste du monde.
Dali et la science atomique
Dali s’intéressait aux sciences en général notamment à la physique nucléaire, à l’ADN, à la cybernétique ainsi qu’à l’hibernation dans l’espoir de pouvoir renaître ultérieurement. De plus, la transcription fidèle des rêves a toujours tenu une place considérable dans son œuvre. Le peintre connaissait la psychanalyse et les travaux de Freud.
Au moment où il peint le Christ de Saint Jean de la Croix en 1951, il écrit son Manifeste mystique dans lequel il énonce la théorie d’un "mysticisme nucléaire" et d’un “art atomique” qui par la désintégration de la forme en particules va exprimer l’entité spirituelle au-delà de la continuité de la matière.
Il déclare alors : « j’ai eu un “rêve cosmique” dans lequel je vis en couleur cette image qui, dans mon rêve, représentait, le “nucléus de l’atome”. Ce nucléus prit par la suite un sens métaphysique, je le considère “l’unité même de l’univers”, le Christ ». Ce tableau est donc l’un des premiers tableaux influencé par cette doctrine artistique nouvelle. En effet, le Christ n’est qu’un, identifiable à l’atome.
NOTRE ANALYSE
Une inversion céleste
Une division très nette s’opère dans la composition entre le ciel et la terre. Contrairement à l’iconographie chrétienne, Salvador Dali élève le Christ dans les airs pour une crucifixion alors que seul un thème comme la Transfiguration s’y prêtait jusqu’à présent. De même, la croix est disposée sur fond noir alors qu’habituellement des nuées lumineuses enveloppent le Christ et éclairent la terre.
Il y a donc une inversion. Par ce procédé, Dali propose aux spectateurs une vision céleste, celle de Dieu lui-même, au-dessus du Christ et des cieux. Et la position du Christ dans les airs traduit l’état de mystique et d’extase du martyr. Une extraordinaire luminosité émane de la terre en opposition à l’obscurité du ciel.
La lumière divine

Pour Salvador Dali, la lumière de Port Lligat, son village d’adoption, est « éternelle et ultra-analytique ». La composition géométrique de ce tableau présente un triangle empli par le Christ qui reçoit une lumière dorée émanant de l’extérieur du tableau en haut à droite. Cette forme géométrique pénètre un espace plane et lumineux, rives adorées par le peintre. La lumière vient-elle de la terre ou du ciel ?
Il semble que deux sources lumineuses soient discernables. L’une au-dessus du Christ est celle de Dieu ; l’autre celle du paysage terrestre. Le Christ serait donc le lien sacrificiel entre le ciel et la terre. Ne pourrait-on pas voir ici une vision du présent, avec un espoir atavique de bonheur sur terre ? De plus, le fait que Salvador Dali estime que la foi se trouve dans la poitrine de l’homme ne préfigure-t-il pas finalement un retour à l’humanisme ?
Les personnages, visions des pêcheurs chrétiens, symbolisés par les filets, apparaissent, comme dans les tableaux de genre du XVIIe siècle, des éléments allusifs à des passages bibliques. N’oublions pas que les quatre premiers Apôtres furent recrutés parmi les pêcheurs du lac de Génézareth qui, pêcheurs de poissons, devinrent pêcheurs d’âmes.
Vers un symbole
Alors que la crucifixion est une scène iconographiquement codée, liée à la terre par le Golgotha, où figurent en général les instruments de la passion (les clous, la lance, l’éponge, la couronne d’épines), le Christ se présente tête nue, sans couronne, ni nimbe, dans la plus grande solitude. Dali n’a pas fait figurer Marie, sa mère qui le pleure, ni Saint Jean, ni les deux larrons, ni même les soldats. Exception faite de sa position surélevée par rapport au paysage, aucun élément ne vient rappeler l’origine divine du Christ. Ce corps mutilé est extrait de tout contexte biblique.
A la différence des peintres de la Renaissance qui, voulant stimuler la compassion des fidèles , leur montraient des images de la vie du Christ d’une grande tristesse, Dali préfère montrer un Christ d’une grande beauté, serein, seul. De plus, la simplification extrême de la représentation du Christ en l’enserrant dans un triangle n’est pas sans évoquer l’art primitif chrétien lorsque seuls des symboles, des idéogrammes ou des animaux christologiques l’évoquaient.
Ainsi, le poisson, par exemple, symbolisait, jusqu’au Ve siècle, le Christ car en grec ikh-thus est l’acrostiche de Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur (Jesous khistos Theou Uios Sôter) c’est donc un véritable rébus qui n’avait de sens que pour les initiés. De même, le Chrisme, c’est-à-dire le monogramme composé des lettres grecques chi et rho (X et P), qui sont les deux premières lettres du nom du Christ, fut adopté par les premiers chrétiens comme symbole de leur religion.
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La simplification “atomique” et “mystique” du Christ par Salvador Dali rejoint donc les sources de l’art chrétien en réduisant le sauveur à un triangle enserrant un rond.
La dévotion moderne : les cimaises des musées
La destination de cette œuvre, malgré son thème, ne semble pas avoir été religieuse. Très vite elle fut achetée par le musée de Glasgow mais son aura ne laissa pas indifférents les badauds qui se découvraient devant elle comme s’ils se trouvaient dans un lieu saint. Un fanatique crut même bon de la lacérer.
L’espace muséal devint donc un prolongement de l’espace sacré de l’Eglise à un moment où justement les hordes de touristes qui déferlent dans les établissements de conservations d’œuvres religieuses ne les comprennent plus et n’ont pas conscience de l’impact qu’elles ont pu avoir sur les esprits des siècles passés.
Les images modernes du Christ
Loin d’être sclérosé l’art religieux connaît aujourd’hui un nouvel essor mais les images modernes du Christ interpellent plus qu’elles n’enseignent. Les photographes Bettina Rheims et Serge Bramly proposent des visions modernes provocantes qui mettent, par exemple, en scène un Christ féminin dans un triptyque où l’espace est alloué à cette femme Christ, à une croix noire ensanglantée, et à un homme Christ.
L’utilisation de la photographie permet une proximité nouvelle avec les personnages bibliques qui n’a jamais été vue jusqu’à présent et une multiplication des figures. La position de la femme qui dans la religion catholique n’a d’autres alternatives que vierge ou pécheresse est ici malmenée, la femme devient objet de sacrifice pour le rachat du monde au même titre que l’homme.
Une phrase accompagne d’ailleurs la scène : « Ils ont supplicié le fils de l’homme : hommes, femmes, c’est l’humanité entière qui est crucifiée ce jour-là ». Le Christ n’est plus ici le fils de Dieu mais c’est sa condition d’homme que l’on met en avant. Cette utilisation de la photographie pour présenter un homme mort depuis 2000 ans n’est pas sans parodier les images de piété, que certains magasins autour des grands centres religieux vendent, montrant un figurant barbu couronné d’acacias.
La foi chrétienne s’est appuyée à travers les siècles sur une iconographie riche, elle continue à produire des images de piété en utilisant les moyens modernes de représentation.
Des références
The images of Christ, The catalogue of the exhibition Seeing Salvation, sous la direction de Neil MacGregor, Londres, National Gallery, Yale University Press, 2000.
James Hall, Dictionnaire des mythes et des symboles, Paris, Gérard Monfort, 1974.
Serge Bramly & Bettina Rheims, I.N.R.I., Paris, éditions Albin Michel, 1998.